Construction
des savoirs et enseignements de l’écologie politique :
Du
conformisme à l’interobjectivation de la nature.
in Flipo F (dir.), 2014, Penser l'écologie politique. Sciences sociales et interdisciplinarité
Actes du colloque
André-Frédéric Hoyaux & Véronique
André-Lamat
CNRS UMR 5185 ADESS-Université
Bordeaux Montaigne
Groupe ECOPOL
Maison des Suds, 12 Esplanade des
Antilles, 33607 Pessac Cedex
Cette
proposition voudrait poser une réflexion sur le rôle des enseignants-chercheurs
en géographie comme médiateur et conformateur d’un savoir sur l’écologie, sa
pratique et sa critique, auprès des étudiants. A travers l’analyse de travaux d’étudiants,
ainsi que d’une enquête réalisée auprès d’eux, l’étude porte sur la réception
qu’ils opèrent de nos enseignements sur la question centrale de la nature et en
quoi cette appréhension détermine ou non la construction potentielle de ce que
l’on pourrait alors appeler une vision écologique du monde et de la société. La
compréhension de cette vision permet alors d’appréhender le champ de la
participation et de l’intervention politique qu’ils opèreront potentiellement
dans leur vie professionnelle, sachant que les débouchés de nos étudiants en
géographie & aménagement les amènent souvent dans les sphères
décisionnaires de l’action publique et que leur appétence les pousse également
souvent vers l’action politique au sein de partis ou syndicats.
A
travers ces exercices d’évaluation, l’intérêt est de montrer un double biais
dans cette réception. Le premier relève du fait que les étudiants ont déjà
incorporé un ensemble de représentations qui détournent dès le début la
captation de ce qui est dit par l’enseignant. Bien entendu, on pense ici à
l’ensemble des idéologies et des habitus familiaux, mais aussi et surtout des
apprentissages scolaires. Le second révèle l’importance d’autres médias qui
interagissent pour construire, déconstruire et reconstruire un autre
enseignement, apparemment moins scientifique mais tout aussi performant (et
performatif) car faisant tout autant autorité scientifique que nos
enseignements (télévision, radio, magazines, etc.).
L'un
des objectifs de cette communication est de postuler que les étudiants sont les
acteurs de demain. Pour faire de l'écologie politique, il nous semble
nécessaire d'en passer par une réflexivité de leur part sur leur, nos a priori, sur leurs/nos conformations à
des discours ambiants. Ainsi, la transmission de cette pensée écologique et des
actions qui en découlent passe par une acceptation de leur part (et des acteurs
en général) et demande forcément une médiation. L'enseignant est ce médiateur,
dans un interstice entre le fait d'être le porteur de ses propres convictions
et le devoir de conserver une forme de neutralité axiologique (mais pas
forcément épistémologique et méthodologique).
Si
notre proposition ne s'appuie pas a
priori sur les tenants écologistes qui voulaient ou veulent encore mettre
en place une écologie politique selon diverses procédures d'actions (Charbonneau,
Ellul, Dumont, G. Anders, Gorz, P. Rabhi, sans parler des universitaires comme
Bourg, Rodary, Lipietz, Larrère, ... pour celles et ceux que nous utilisons le
plus souvent dans nos enseignements), elle interroge justement ce qui reste de
ces enseignements, qui se nourrissent de ces auteurs et de ceux autour de
l'éducation relative à l'environnement, dans l'esprit de nos étudiants. Si nous
posons des références qui amènent à penser l'action autour de la préservation ou
de la conservation de l'environnement naturel et social, ce qui nous intrigue
c'est justement les confusions qui sont opérés par nos étudiants entre
l'environnement comme objet de représentation et l'environnement comme sujet de
pratiques et d'actions. Cependant, c'est par l'analyse de la
compréhension qu'ils ont des termes de nature que l'on pense pouvoir percevoir
en quoi ces futurs professionnels de l'environnement et de l'aménagement déterminent
leur place comme intervenant dans la politique autour de l'écologie. En ce
sens, la science, ce n'est pas seulement un ensemble de savoirs mais aussi une
façon de les transmettre avec subtilité et pédagogie.
En
effet, derrière les conceptions souvent très idéologiques de la nature
(séparation homme-nature ; fusion homme-nature ; déterminisme de la nature sur
l'homme ; déterminisme de l'homme sur la nature ; conception rédemptrice ou
punitive de la nature), l'investissement politique de nos étudiants est différent
à court, moyen et long terme. Dans la tête de nos étudiants, comment promouvoir
une conception écologiste quand la nature nous" fait mal", ou quand
l'être humain doit dominer la nature pour s'en défendre. Pour nous, la porte de
sortie n'est donc pas dans le prosélytisme d'une mono écologie politique qui
aurait des textes fondateurs en forme de nouveaux récits, mais au contraire
pour que ces étudiants et futurs professionnels investissent l'enjeu de
l'écologie politique "critique", il faut qu'ils arrivent à intégrer
l'enjeu de la construction d'une interobjectivité assumée. Celle-ci se
construit par le croisement des objectivations multiples qui sont réalisées sur
les mêmes objets[1]. Il faut
jouer de maïeutique et de réflexivité, notamment sur leur habitus intellectuel
souvent faussé par des avis tranchés et sans profondeur d'analyse donnés par
les médias, voire par l'environnement social et éducatif. Nous allons donc revenir,
durant ce colloque, sur quelques écueils qu’en tant qu’enseignant nous devons éviter.
Le développement
durable comme pierre angulaire de la conformation des esprits de l’élève
Au
sein du dispositif pédagogique du monde de l’éducation en primaire et en
secondaire, on retrouve bien « une critique de la société industrielle et
de ses aspects productivistes et de consommation, que la poursuite de la
croissance symbolise » (cf Appel au colloque). Pour autant, cette critique
se formalise dans un esprit de contrôle et de maîtrise sécuritaire avec la
présentation aseptisée de la réalité. Ainsi, dans un manuel
d’Histoire-Géographie de 5ème, dans le chapitre sur les enjeux du
développement durable, la première étude de cas traite de la gestion des
déchets toxiques[2]. Elle
évoque l’histoire du Probo Koala,
navire grec ayant erré en Europe du Nord avant d’achever son périple en Côte
d’Ivoire et d’y avoir tué des dizaines de personnes et d’en avoir intoxiqué des
milliers. L’intérêt se trouve dans l’interprétation de l’approche
méthodologique qui utilise l’analyse de sept documents (deux cartes, deux
photos et trois textes). Les trois textes proviennent d’écrits journalistiques
dont les postures idéologiques sont potentiellement divergentes, notamment les quotidiens
Le Monde et L’Humanité sans qu’il n’y ait a priori d’explication sur leur
différence en termes de valeurs sur le cas traité. Ainsi, on suppose que c’est
l’enseignant qui va, par son autorité scientifique, remonter en complexité et
en généralité, alors même qu’il pose une lecture descriptive de ces documents
eux-mêmes très descriptifs (notamment sous formes d’états des lieux ou de
récits). Le Monde nous annonce par
exemple que ces déchets toxiques ont été récupérés par la France qui va les
traiter dans une usine du « couloir de la chimie ». « C’est le
four du centre de traitement de la société Trédi qui va les incinérer en toute
sécurité ». Dès lors, que doivent retenir les élèves studieux : que
les déchets sont un problème mondial, que les pays pauvres sont la poubelle du
monde (posture de L’Humanité) ; que
le traitement par incinération est sans danger de pollution, que la France est
un pays formidable, sauveur de l’humanité et que tout cela est toujours fait
chez nous en toute sécurité ! (posture du Monde).
Mais
alors comment aller plus loin (pour reprendre l’un des questionnements du colloque)
pour éviter cette externalisation de nos déchets vers les pays pauvres. Tout
simplement en les internalisant grâce à la « symbiose industrielle » proposée
par l’exemple du « modèle danois de Kalundborg » à la page suivante
de ce manuel. Car la maîtrise de nos déchets passe moins par une décroissance
que par une réutilisation de nos déchets dans un grand circuit fermé. Il
s’inscrit dans la grande métaphore « d’organisation en flux fermé »
utilisée par le site Ecoparc, site référant du manuel pour vanter justement les
mérites de ce système danois. On retrouve là le mélange des genres des
références, apparemment scientifiques, utilisées par les manuels[3].
Car ce site Ecoparc, présenté comme « le premier portail d'information sur
la gestion durable des parcs d'activités et des zones industrielles » a
été fondé par une « structure de conseil en gestion durable des parcs
d'activités », Synopter. L’organisation fermée se mettant en contradiction
avec la prétendue organisation ouverte de la mondialisation dont les auteurs
nous démontre en quatre lignes les tenants uniques : « La Chine
consomme aujourd'hui le quart des matières premières vendues dans le monde. Ce
pays est devenu le plus gros client des producteurs d'acier, de cuivre et de
minerai de fer. Ses besoins en acier ont doublé en trois. Sa consommation de
cuivre, de nickel et de minerai de fer a quadruplé en dix ans. Ses achats en
alumine ont triplé durant cette même période. Cette évolution des marchés
incitent à mener une réflexion sur les sources d'approvisionnement et sur
l'optimisation de la consommation de la matière. L'écologie industrielle peut
favoriser la diversification des sources d'approvisionnement et l'optimisation
de l'utilisation des ressources consommées »[4].
Donc, pour dépasser ce dumping chinois, il faut minimiser les
approvisionnements en matières premières et renforcer les liens multi-formes et
multi-acteurs dans une sphère de proximité. Cela part évidemment de bons
sentiments intellectuels : ceux du réemploi et du recyclage du « rien
ne se perd, tout se transforme », mais on reste toujours évasif sur les
intrants et les extrants du système fermé. Au-delà, seuls les déchets semblent
toxiques, comme si c’était la perte de fonction des produits qui entrainait
leur toxicité et non les composants mêmes de ce avec quoi les produits sont
faits. En gros, on ne sait où ranger ce dont on ne se sert plus mais on ne
réfléchit pas en amont à quoi cela sert d’avoir un nouveau produit. Il y a en
effet une préciosité aujourd’hui par rapport à la décroissance car elle est vue
comme l’inverse du progrès, donc de l’économique, donc du
développement…durable ! On est ici très loin des objectifs des dits
précurseurs de l’écologie politique : contre Le bluff technologique de Jacques Ellul ([1988] 2012), ou Vers la sobriété heureuse de Pierre
Rabbhi (2010). Cette croissance s’exprime alors par la prolifération de nos
actions quotidiennes « fondamentales » : la communication sous
toutes ses formes et les activités récréatives. Certes, des transports durables
sont imaginés mais ils ne font souvent qu’équilibrer notre suractivisme
mobilitaire. Certes comme nous l’indique un court récit d’après 60 Millions de consommateurs, les
déplacements de voiture à Lyon baisse depuis 10 ans mais rien n’est dit sur
l’augmentation potentielle de l’utilisation des bus, tram, métro, trolleybus
qui eux semblent fonctionner sans énergie et ne jamais polluer ni en tant que
moyen de transport ni en tant qu’utilisateur de ces dites énergies. Il est vrai
que les grands producteurs d’électricité, notamment à travers l’utilisation du
nucléaire, arrivent à nous faire croire que c’est une énergie propre[5].
Ainsi, avant même que la sphère médiatique n’opère sa lente conformation à
l’extérieur du monde du savoir scientifique, le monde éducatif a déjà
désintégré sa capacité d’objectivation de la problématique écologique,
notamment par l’utilisation disparate de bout d’informations non vérifiées, non
traitées, non stabilisées. Sur le seul chapitre « des enjeux du
Développement durable » d’une dizaine de pages, on a l’utilisation
indifférenciée d’extraits de texte, souvent de dix lignes maximum d’un côté de
L’Humanité, Le Monde, Billets d’Afrique, Le Monde Diplomatique, La
Documentation photographique, Le Progrès, 60 Millions de consommateurs,
L’express ; et de l’autre de seulement … deux ouvrages à vocation
scientifique ! Si la confrontation des points de vue est une force, encore
faut-il que le statut même de ces points de vue soit symétrique.
Qui croire, qui
écouter à l’aune de l’orgie médiatique
Sans
revenir sur nos travaux précédents[6],
cela nous amène de nouveaux à poser une question essentielle. Si l’écologie
politique prône par essence la diversité des points de vue, elle se trouve le
plus souvent en contradiction avec cela lorsqu’elle invoque le caractère
scientifique de sa démarche. Certes, les points de vue peuvent être différents
mais avec des métriques uniques. Son système de mesure reste trop souvent
univoque ou plutôt il est ressenti et utiliser comme tel par les médias et
au-delà par la sphère économique qui aime pratiquer la simplification des
normes. Ainsi, la protection de l’environnement passe trop souvent par l’idée
de quelques critères savamment mis en scène : l’empreinte écologique, le
taux de CO² dans l’air, etc. C’est ainsi le cas de la problématique de la
production d’électricité entre le lobby nucléaire se rangeant derrière sa
prétendue non pollution du fait de sa non-émission de CO² et les défenseurs
anti-nucléaire visant une autre échelle de mesure, celle de la radioactivité
potentielle des sites d’extractions du minerai, de productions d’électricité au
niveau des centrales et de pollutions des déchets.
C’est
aussi le cas lorsque l’on traite d’un des chevaux de bataille des promoteurs de
l’écologie politique, celui de la ville dense. Un article récent de Cyril Dion[7],
chantre médiatique de cette cause, en dessine notamment les contours[8].
L’ensemble des explications se réfèrent à des mesures d’empreinte écologique,
d’empreinte carbone, d’émission de CO², de performances énergétiques, d’énergies
renouvelables, de déplacements doux, etc. donc, de référents supposés apporter
à la société globale, une meilleure qualité de vie durable. Mais à aucun
moment, il n’y a de lectures sur le bien-être des populations. Ce bien-être
réfère non pas à une interprétation standardisée mais bien à une compréhension
individuelle du rapport à l’espace. Et là, on peut se demander à la lecture
d’enquêtes réalisées par des étudiants auprès d’habitants de l’agglomération
bordelaise si le désir de ville dense est vraiment partagé par cette
population. Dès lors, quel enjeu pédagogique pour l’enseignant et pour
l’étudiant entre conformation d’un regard (celui des promoteurs de ce discours
prônant la densification auprès des habitants) et appréhension d’un discours que
l’éthique et la politique nous demande d’écouter si ce n’est de comprendre (celui
des habitants refusant ce fait). De même, il est assez savoureux d’imaginer un
monde urbain sans travail productif car celui-ci disparaît systématiquement des
préoccupations démonstratives. Certes, l’analyse objective de l’emploi en
France et en Europe se dessine autour des services qui peuvent se régler dans
une sphère de proximité mobilitaire voire par le télétravail. Mais
l’acheminement de travailleurs auprès d’entreprises de moins en moins situés au
sein même des villes ne fait que renforcer l’idée de notre incapacité à
internaliser ce qui en soi paraît polluer, faire du bruit, etc. Plus
globalement, il y a une difficulté pour les tenants auto-affirmés de l’écologie
de se départir de cette conception miraculeuse de certaines techniques par
rapport à d’autres (par exemple, le passage aux lampes basses
consommations, aux panneaux photovoltaïques) sans voir les effets réels sur la
Terre et les êtres qui l’habitent à plus ou moins long terme.
Ne pas
surestimer le public étudiant.
Le
plus souvent, les spécialistes de l’écologie partent du postulat que ce qui est
énoncé se fait simplement à travers des exemples simples. C’est le cas par
l’évocation de lieu où se déroule un problème quelconque. Encore faut-il que
les étudiants soient à même de concevoir l’endroit exact où se déroule cette
action. C’est malheureusement très rarement le cas. L’ensemble des propos tenus
dans nos enquêtes montrent aussi un certain flou, assez contemporain, dans les
savoirs disciplinaires et les limites de ce qui relève de la littérature
traitant de la nature (« Chasse et Pêche » ; « Magazine
géo » ; « National Geographic », « Magazines de
surf », « Terre Sauvage », « Guides de voyage comme Lonely
Planet » « Le livre de la Jungle », « Tom Sawyer »,
« Pocahontas »), mais aussi dans les noms de personnages supposés
connus car médiatiques de la sphère écologique (« Pierre Rhabi », « Daniel
Konbendite », « Eva Jolie », « José Bovet », « Nicolas
Hulo », « Algord », « Natalie Koscusko Maurizet »).
Plus
généralement, il y a une grande difficulté des étudiants à s’emparer
globalement d’un objet et notamment de la terre ou « simplement » de
la nature dans son acception la plus large. L’extériorité de l’homme à la nature
reste profondément ancrée, en dépit de revendication d’être
« écologiste », de l’affirmation que l’homme est élément de nature ou
plus couramment « fait partie de la nature », expression qui
mériterait que l’on s’y attarde. Car avec « fait partie » reste
associée l’idée sous-jacente « pas tout à fait comme les autres ». Il
y a donc une difficulté à faire émerger et comprendre que dans la construction
même de tout individu, de tout humain sur la terre, il y a comme fondation une
conception de la nature.
Au-delà,
chez l’étudiant, la simplification et le
catastrophisme « non éclairé », pour prendre à contrepied le
titre de l’ouvrage de J.-P. Dupuy[9],
ont produit un doute systématique, peu constructif, de la démarche scientifique
et de l’incertitude inhérente à la complexité (ou à l’hypercomplexité). Comme
le rappelle J.-P. Deléage : « Jamais
les médias n’ont été saturés comme ils le sont aujourd’hui par des articles et
des émissions mettant en garde le grand public contre les périls écologiques
qui nous cernent de toute part. Jamais il n’a été montré avec une telle
ostentation les funestes conséquences du changement climatique et de
l’effondrement de la biodiversité, l’un comme l’autre d’origine anthropique.
Jamais n’ont été surexposés comme aujourd’hui les effets délétères de
l’agriculture productiviste ou de l’extension sans fin de mégapoles de
démesure, de la surconsommation matérielle dans le monde riche, alors qu’au Sud
persistent les pénuries en tout genre qui, telle la faim, fonctionnent comme
des ‘armes de destruction massive’, selon l’expression forte de Jean Ziegler.
Et pourtant rien ne bouge et le monde persiste dans la course à l’abîme avec
une politique dérisoire de petits gestes »[10]. De
ce fait, il y a une sorte de dépression psychologique chez nos étudiants car il
n’arrive pas à savoir où est leur place dans cette société. En fin de compte,
que faire ? Que dire ? Dans l’immensité du travail à accomplir pour
faire bouger les lignes. Comment faire faire quelque chose quand on a du mal à
réaliser soi-même ce qu’il faut faire. Car les étudiants sont comme Janus, d’un
côté ils sont utilitaristes et ne sont pas défenseurs d’une posture
intellectuelle, de l’autre ils vivent de projets d’amélioration du monde par
procuration imaginative, en héros.
Il
est ainsi tout à fait surprenant de noter que pour plus du tiers de nos
étudiants (77 sur 231) que nous avons interrogé en début d’année sur le thème
de l’écologie, « Into the wild » de Sean Penn (2007), est le film
évoquant le mieux la nature[11].
Leur imaginaire semble tendu par l’idée de ce héros solitaire qui part vivre
seul au monde au sein d’une nature sauvage, au péril de sa vie. Mais que faire justement
quand il y a du monde, trop de mondes au sein d’une ville, même prétendument
naturelle. La question se pose alors de savoir si le développement durable n’a
pas sacrifié le social et n’a pas ainsi réaffirmé l’opposition entre homme (homo economicus) et nature. Il a
entériné par son succès la coupure du lien social, enterrant du même coup le
« bien commun ». L’urgence économique de la crise supposée de ces
deux dernières années impose alors une hiérarchie forte, bien ordonnée,
assimilant le social à la prééminence de l’économique. Car même si l’on veut bien
reconnaître qu’il y ait interdépendance des crises, une priorisation est
clairement établie : c’est la crise économique qui est fondamentale, car en
traitant l’économique, en fait surtout sa mesure, on traite soi-disant le
social. Quant à la crise écologique, elle est reléguée.
Assumer l’interobjectivation
pour éveiller une conscience partagée
Globalement,
l’objectif de notre propos est de montrer les inadéquations de certains de nos savoirs
avec la propre construction idéologique de chaque étudiant dans sa construction
d’être humain et d’apprenti géographe ou aménageur. Ce qui est en soi positif
dans une posture constructiviste peut alors devenir une limitation quand on
veut apporter une forme d’objectivation de la réalité. Mais cette objectivation
devient une force quand elle est conçue comme un jeu d’interobjectivité,
c’est-à-dire comme une prise de recul critique de toute objectivité, forcément
située, datée et socialisée, donc humaine. L’interobjectivation permettant une
mise en lumière des multiples façons objectives, à travers une méthodologie
appropriée, de travailler le même objet, la même réalité. La critique que nous
tentons de leur apprendre devient alors une aporie de ce que nous affirmons
comme étant une et unique vérité. C’est alors dans l’acte d’interprétation et
de compréhension des choix idéologiques et politiques, sous-jacents à chaque
objectivité, même construite par les scientifiques, que nous pouvons les aider
à éclairer leur choix d’habitants et de futurs professionnels investis dans la
société. Car il faut admettre que nous sommes entrés dans l’ère du
« conflit des interprétations ». Il n’y a plus de grands récits qui
structurent l’interprétation d’un monde univoque. Il y a un ensemble de
micro-récits qui se condensent et se dissolvent au fil des lieux, du temps, et
des collectifs. L’écologie politique étant elle-même génératrice de ce type de
posture intellectuelle derrière les idées aussi diverses que celles de
décolonisation, de liberté ou de participation des habitants dans le champ
sociétal. Cette participation ne se faisant pas sous le joug autoritaire de la
représentation ! Cette participation faisant alors la promotion de points
de vue partiels et partiaux. L’idée est alors moins d’interpréter ou
d’expliquer les tenants et aboutissants d’une implication générique que de
comprendre les façons de faire et de penser spécifiques des acteurs habitants,
et notamment les étudiants.
Car
c’est en éclairant leur propos avec eux, que l’on peut alors leur permettre de
mieux assumer leur propre conception politique de l’environnement et les mener
peut-être vers l’accomplissement d’une vraie écologie politique qui réfléchisse
au-delà de la simple protection de l’environnement à l’intériorisation de notre
relation en tant qu’être avec le monde et la Terre. Cette démarche tente ainsi
d’éviter l’imposture de vérités scientifiques indiscutables qui dicteraient de
fait les actions à réaliser et dénieraient à cet être, de devoir faire des
choix collectifs et responsables pour le bien commun de l’humanité.
[1] Voir André-lamat
V., Couderchet L. & Hoyaux André-Frédéric,
2010, « Critique de la banalisation scientifique des magazines
éducatifs à travers les publicités à caractère écologique », Ecologie Politique, n°39, 73-85.
[2] Adoumié V.
(dir.), 2010, Histoire-Géographie 5ème, Paris, Hachette Livre, 209.
[3] Cela permet
d’ailleurs de mettre beaucoup de distance par rapport aux insistances du
politique et de l’économique sur le fait de créer des liens plus étroits entre
le monde de l’entreprise et le monde de l’éducation. En effet, ce dernier est
déjà par son utilisation référentielle sous le joug intellectuel de ce monde
économique.
[4]
http://www.ecoparc.com/ecologie-industrielle/enjeux-ecologie-industrielle.php
[5] André-Lamat V.,
Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op. cit.
[6] André-Lamat V.,
Couderchet L. & Hoyaux A.-F., 2009, « Petits arrangements avec le
développement durable. Entre production scientifique et instrumentalisation
scientifique », Education Relative à
l’environnement, vol. 8, 163-183 ; André-Lamat V., Couderchet L.,
Hoyaux A.-F., 2010, op.cit.
[7] Dion C., 2013,
« Est-il plus écolo de vivre en ville ou à la campagne », Kaizen,
novembre-décembre, 12-14.
[8] Cyril Dion est
directeur depuis 2007, de l'ONG Colibris-Mouvement pour la Terre et L'Humanisme
(Coopérer pour changer) fondé par Pierre Rabhi en 2006. En 2010, il a
co-produit avec Colibris le film de Coline Serreau "Solutions locales pour
un désordre global".
[9] Dupuy
Jean-Pierre, 2004, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est
certain, Paris, Editions du Seuil, coll. Points Essais.
[10] Deléage Jean-Paul,
« la politique des petits gestes », Ecologie et politique, n°44, 6-7.
[11] Suive des films
documentaires tels que « Home » de Yann Arthus-Bertrand (2009),
« La marche de l’empereur » de Luc Jaquet (2004),
« Oceans » (2009-2010) et « Les oiseaux migrateurs » (2001)
de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud ou encore, « Une vérité qui
dérange » de Davis Guggenheim (2006) sous l’égide médiatique d’Al Gore.
Ces films semblent à l’inverse de « Into the Wild » exprimer une
sorte de regard contemplatif de la nature sauvage à protéger ou à conserver.
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