lundi 27 avril 2015

Construction des savoirs et enseignements de l'écologie politique

Construction des savoirs et enseignements de l’écologie politique :
Du conformisme à l’interobjectivation de la nature.

in Flipo F (dir.), 2014, Penser l'écologie politique. Sciences sociales et interdisciplinarité
Actes du colloque

André-Frédéric Hoyaux & Véronique André-Lamat
CNRS UMR 5185 ADESS-Université Bordeaux Montaigne
Groupe ECOPOL
Maison des Suds, 12 Esplanade des Antilles, 33607 Pessac Cedex

Cette proposition voudrait poser une réflexion sur le rôle des enseignants-chercheurs en géographie comme médiateur et conformateur d’un savoir sur l’écologie, sa pratique et sa critique, auprès des étudiants. A travers l’analyse de travaux d’étudiants, ainsi que d’une enquête réalisée auprès d’eux, l’étude porte sur la réception qu’ils opèrent de nos enseignements sur la question centrale de la nature et en quoi cette appréhension détermine ou non la construction potentielle de ce que l’on pourrait alors appeler une vision écologique du monde et de la société. La compréhension de cette vision permet alors d’appréhender le champ de la participation et de l’intervention politique qu’ils opèreront potentiellement dans leur vie professionnelle, sachant que les débouchés de nos étudiants en géographie & aménagement les amènent souvent dans les sphères décisionnaires de l’action publique et que leur appétence les pousse également souvent vers l’action politique au sein de partis ou syndicats.

A travers ces exercices d’évaluation, l’intérêt est de montrer un double biais dans cette réception. Le premier relève du fait que les étudiants ont déjà incorporé un ensemble de représentations qui détournent dès le début la captation de ce qui est dit par l’enseignant. Bien entendu, on pense ici à l’ensemble des idéologies et des habitus familiaux, mais aussi et surtout des apprentissages scolaires. Le second révèle l’importance d’autres médias qui interagissent pour construire, déconstruire et reconstruire un autre enseignement, apparemment moins scientifique mais tout aussi performant (et performatif) car faisant tout autant autorité scientifique que nos enseignements (télévision, radio, magazines, etc.).
L'un des objectifs de cette communication est de postuler que les étudiants sont les acteurs de demain. Pour faire de l'écologie politique, il nous semble nécessaire d'en passer par une réflexivité de leur part sur leur, nos a priori, sur leurs/nos conformations à des discours ambiants. Ainsi, la transmission de cette pensée écologique et des actions qui en découlent passe par une acceptation de leur part (et des acteurs en général) et demande forcément une médiation. L'enseignant est ce médiateur, dans un interstice entre le fait d'être le porteur de ses propres convictions et le devoir de conserver une forme de neutralité axiologique (mais pas forcément épistémologique et méthodologique).

Si notre proposition ne s'appuie pas a priori sur les tenants écologistes qui voulaient ou veulent encore mettre en place une écologie politique selon diverses procédures d'actions (Charbonneau, Ellul, Dumont, G. Anders, Gorz, P. Rabhi, sans parler des universitaires comme Bourg, Rodary, Lipietz, Larrère, ... pour celles et ceux que nous utilisons le plus souvent dans nos enseignements), elle interroge justement ce qui reste de ces enseignements, qui se nourrissent de ces auteurs et de ceux autour de l'éducation relative à l'environnement, dans l'esprit de nos étudiants. Si nous posons des références qui amènent à penser l'action autour de la préservation ou de la conservation de l'environnement naturel et social, ce qui nous intrigue c'est justement les confusions qui sont opérés par nos étudiants entre l'environnement comme objet de représentation et l'environnement comme sujet de pratiques et d'actions.  Cependant, c'est par l'analyse de la compréhension qu'ils ont des termes de nature que l'on pense pouvoir percevoir en quoi ces futurs professionnels de l'environnement et de l'aménagement déterminent leur place comme intervenant dans la politique autour de l'écologie. En ce sens, la science, ce n'est pas seulement un ensemble de savoirs mais aussi une façon de les transmettre avec subtilité et pédagogie.

En effet, derrière les conceptions souvent très idéologiques de la nature (séparation homme-nature ; fusion homme-nature ; déterminisme de la nature sur l'homme ; déterminisme de l'homme sur la nature ; conception rédemptrice ou punitive de la nature), l'investissement politique de nos étudiants est différent à court, moyen et long terme. Dans la tête de nos étudiants, comment promouvoir une conception écologiste quand la nature nous" fait mal", ou quand l'être humain doit dominer la nature pour s'en défendre. Pour nous, la porte de sortie n'est donc pas dans le prosélytisme d'une mono écologie politique qui aurait des textes fondateurs en forme de nouveaux récits, mais au contraire pour que ces étudiants et futurs professionnels investissent l'enjeu de l'écologie politique "critique", il faut qu'ils arrivent à intégrer l'enjeu de la construction d'une interobjectivité assumée. Celle-ci se construit par le croisement des objectivations multiples qui sont réalisées sur les mêmes objets[1]. Il faut jouer de maïeutique et de réflexivité, notamment sur leur habitus intellectuel souvent faussé par des avis tranchés et sans profondeur d'analyse donnés par les médias, voire par l'environnement social et éducatif. Nous allons donc revenir, durant ce colloque, sur quelques écueils qu’en tant qu’enseignant nous devons éviter.

Le développement durable comme pierre angulaire de la conformation des esprits de l’élève

Au sein du dispositif pédagogique du monde de l’éducation en primaire et en secondaire, on retrouve bien « une critique de la société industrielle et de ses aspects productivistes et de consommation, que la poursuite de la croissance symbolise » (cf Appel au colloque). Pour autant, cette critique se formalise dans un esprit de contrôle et de maîtrise sécuritaire avec la présentation aseptisée de la réalité. Ainsi, dans un manuel d’Histoire-Géographie de 5ème, dans le chapitre sur les enjeux du développement durable, la première étude de cas traite de la gestion des déchets toxiques[2]. Elle évoque l’histoire du Probo Koala, navire grec ayant erré en Europe du Nord avant d’achever son périple en Côte d’Ivoire et d’y avoir tué des dizaines de personnes et d’en avoir intoxiqué des milliers. L’intérêt se trouve dans l’interprétation de l’approche méthodologique qui utilise l’analyse de sept documents (deux cartes, deux photos et trois textes). Les trois textes proviennent d’écrits journalistiques dont les postures idéologiques sont potentiellement divergentes, notamment les quotidiens Le Monde et L’Humanité sans qu’il n’y ait a priori d’explication sur leur différence en termes de valeurs sur le cas traité. Ainsi, on suppose que c’est l’enseignant qui va, par son autorité scientifique, remonter en complexité et en généralité, alors même qu’il pose une lecture descriptive de ces documents eux-mêmes très descriptifs (notamment sous formes d’états des lieux ou de récits). Le Monde nous annonce par exemple que ces déchets toxiques ont été récupérés par la France qui va les traiter dans une usine du « couloir de la chimie ». « C’est le four du centre de traitement de la société Trédi qui va les incinérer en toute sécurité ». Dès lors, que doivent retenir les élèves studieux : que les déchets sont un problème mondial, que les pays pauvres sont la poubelle du monde (posture de L’Humanité) ; que le traitement par incinération est sans danger de pollution, que la France est un pays formidable, sauveur de l’humanité et que tout cela est toujours fait chez nous en toute sécurité ! (posture du Monde).
Mais alors comment aller plus loin (pour reprendre l’un des questionnements du colloque) pour éviter cette externalisation de nos déchets vers les pays pauvres. Tout simplement en les internalisant grâce à la « symbiose industrielle » proposée par l’exemple du « modèle danois de Kalundborg » à la page suivante de ce manuel. Car la maîtrise de nos déchets passe moins par une décroissance que par une réutilisation de nos déchets dans un grand circuit fermé. Il s’inscrit dans la grande métaphore « d’organisation en flux fermé » utilisée par le site Ecoparc, site référant du manuel pour vanter justement les mérites de ce système danois. On retrouve là le mélange des genres des références, apparemment scientifiques, utilisées par les manuels[3]. Car ce site Ecoparc, présenté comme « le premier portail d'information sur la gestion durable des parcs d'activités et des zones industrielles » a été fondé par une « structure de conseil en gestion durable des parcs d'activités », Synopter. L’organisation fermée se mettant en contradiction avec la prétendue organisation ouverte de la mondialisation dont les auteurs nous démontre en quatre lignes les tenants uniques : « La Chine consomme aujourd'hui le quart des matières premières vendues dans le monde. Ce pays est devenu le plus gros client des producteurs d'acier, de cuivre et de minerai de fer. Ses besoins en acier ont doublé en trois. Sa consommation de cuivre, de nickel et de minerai de fer a quadruplé en dix ans. Ses achats en alumine ont triplé durant cette même période. Cette évolution des marchés incitent à mener une réflexion sur les sources d'approvisionnement et sur l'optimisation de la consommation de la matière. L'écologie industrielle peut favoriser la diversification des sources d'approvisionnement et l'optimisation de l'utilisation des ressources consommées »[4]. Donc, pour dépasser ce dumping chinois, il faut minimiser les approvisionnements en matières premières et renforcer les liens multi-formes et multi-acteurs dans une sphère de proximité. Cela part évidemment de bons sentiments intellectuels : ceux du réemploi et du recyclage du « rien ne se perd, tout se transforme », mais on reste toujours évasif sur les intrants et les extrants du système fermé. Au-delà, seuls les déchets semblent toxiques, comme si c’était la perte de fonction des produits qui entrainait leur toxicité et non les composants mêmes de ce avec quoi les produits sont faits. En gros, on ne sait où ranger ce dont on ne se sert plus mais on ne réfléchit pas en amont à quoi cela sert d’avoir un nouveau produit. Il y a en effet une préciosité aujourd’hui par rapport à la décroissance car elle est vue comme l’inverse du progrès, donc de l’économique, donc du développement…durable ! On est ici très loin des objectifs des dits précurseurs de l’écologie politique : contre Le bluff technologique de Jacques Ellul ([1988] 2012), ou Vers la sobriété heureuse de Pierre Rabbhi (2010). Cette croissance s’exprime alors par la prolifération de nos actions quotidiennes « fondamentales » : la communication sous toutes ses formes et les activités récréatives. Certes, des transports durables sont imaginés mais ils ne font souvent qu’équilibrer notre suractivisme mobilitaire. Certes comme nous l’indique un court récit d’après 60 Millions de consommateurs, les déplacements de voiture à Lyon baisse depuis 10 ans mais rien n’est dit sur l’augmentation potentielle de l’utilisation des bus, tram, métro, trolleybus qui eux semblent fonctionner sans énergie et ne jamais polluer ni en tant que moyen de transport ni en tant qu’utilisateur de ces dites énergies. Il est vrai que les grands producteurs d’électricité, notamment à travers l’utilisation du nucléaire, arrivent à nous faire croire que c’est une énergie propre[5]. Ainsi, avant même que la sphère médiatique n’opère sa lente conformation à l’extérieur du monde du savoir scientifique, le monde éducatif a déjà désintégré sa capacité d’objectivation de la problématique écologique, notamment par l’utilisation disparate de bout d’informations non vérifiées, non traitées, non stabilisées. Sur le seul chapitre « des enjeux du Développement durable » d’une dizaine de pages, on a l’utilisation indifférenciée d’extraits de texte, souvent de dix lignes maximum d’un côté de L’Humanité, Le Monde, Billets d’Afrique, Le Monde Diplomatique, La Documentation photographique, Le Progrès, 60 Millions de consommateurs, L’express ; et de l’autre de seulement … deux ouvrages à vocation scientifique ! Si la confrontation des points de vue est une force, encore faut-il que le statut même de ces points de vue soit symétrique.

Qui croire, qui écouter à l’aune de l’orgie médiatique

Sans revenir sur nos travaux précédents[6], cela nous amène de nouveaux à poser une question essentielle. Si l’écologie politique prône par essence la diversité des points de vue, elle se trouve le plus souvent en contradiction avec cela lorsqu’elle invoque le caractère scientifique de sa démarche. Certes, les points de vue peuvent être différents mais avec des métriques uniques. Son système de mesure reste trop souvent univoque ou plutôt il est ressenti et utiliser comme tel par les médias et au-delà par la sphère économique qui aime pratiquer la simplification des normes. Ainsi, la protection de l’environnement passe trop souvent par l’idée de quelques critères savamment mis en scène : l’empreinte écologique, le taux de CO² dans l’air, etc. C’est ainsi le cas de la problématique de la production d’électricité entre le lobby nucléaire se rangeant derrière sa prétendue non pollution du fait de sa non-émission de CO² et les défenseurs anti-nucléaire visant une autre échelle de mesure, celle de la radioactivité potentielle des sites d’extractions du minerai, de productions d’électricité au niveau des centrales et de pollutions des déchets.
C’est aussi le cas lorsque l’on traite d’un des chevaux de bataille des promoteurs de l’écologie politique, celui de la ville dense. Un article récent de Cyril Dion[7], chantre médiatique de cette cause, en dessine notamment les contours[8]. L’ensemble des explications se réfèrent à des mesures d’empreinte écologique, d’empreinte carbone, d’émission de CO², de performances énergétiques, d’énergies renouvelables, de déplacements doux, etc. donc, de référents supposés apporter à la société globale, une meilleure qualité de vie durable. Mais à aucun moment, il n’y a de lectures sur le bien-être des populations. Ce bien-être réfère non pas à une interprétation standardisée mais bien à une compréhension individuelle du rapport à l’espace. Et là, on peut se demander à la lecture d’enquêtes réalisées par des étudiants auprès d’habitants de l’agglomération bordelaise si le désir de ville dense est vraiment partagé par cette population. Dès lors, quel enjeu pédagogique pour l’enseignant et pour l’étudiant entre conformation d’un regard (celui des promoteurs de ce discours prônant la densification auprès des habitants) et appréhension d’un discours que l’éthique et la politique nous demande d’écouter si ce n’est de comprendre (celui des habitants refusant ce fait). De même, il est assez savoureux d’imaginer un monde urbain sans travail productif car celui-ci disparaît systématiquement des préoccupations démonstratives. Certes, l’analyse objective de l’emploi en France et en Europe se dessine autour des services qui peuvent se régler dans une sphère de proximité mobilitaire voire par le télétravail. Mais l’acheminement de travailleurs auprès d’entreprises de moins en moins situés au sein même des villes ne fait que renforcer l’idée de notre incapacité à internaliser ce qui en soi paraît polluer, faire du bruit, etc. Plus globalement, il y a une difficulté pour les tenants auto-affirmés de l’écologie de se départir de cette conception miraculeuse de certaines techniques par rapport à d’autres (par exemple, le passage aux lampes basses consommations, aux panneaux photovoltaïques) sans voir les effets réels sur la Terre et les êtres qui l’habitent à plus ou moins long terme.

Ne pas surestimer le public étudiant.

Le plus souvent, les spécialistes de l’écologie partent du postulat que ce qui est énoncé se fait simplement à travers des exemples simples. C’est le cas par l’évocation de lieu où se déroule un problème quelconque. Encore faut-il que les étudiants soient à même de concevoir l’endroit exact où se déroule cette action. C’est malheureusement très rarement le cas. L’ensemble des propos tenus dans nos enquêtes montrent aussi un certain flou, assez contemporain, dans les savoirs disciplinaires et les limites de ce qui relève de la littérature traitant de la nature (« Chasse et Pêche » ; « Magazine géo » ; « National Geographic », « Magazines de surf », « Terre Sauvage », « Guides de voyage comme Lonely Planet » « Le livre de la Jungle », « Tom Sawyer », « Pocahontas »), mais aussi dans les noms de personnages supposés connus car médiatiques de la sphère écologique (« Pierre Rhabi », « Daniel Konbendite », « Eva Jolie », « José Bovet », « Nicolas Hulo », « Algord », « Natalie Koscusko Maurizet »).

Plus généralement, il y a une grande difficulté des étudiants à s’emparer globalement d’un objet et notamment de la terre ou « simplement » de la nature dans son acception la plus large. L’extériorité de l’homme à la nature reste profondément ancrée, en dépit de revendication d’être « écologiste », de l’affirmation que l’homme est élément de nature ou plus couramment « fait partie de la nature », expression qui mériterait que l’on s’y attarde. Car avec « fait partie » reste associée l’idée sous-jacente « pas tout à fait comme les autres ». Il y a donc une difficulté à faire émerger et comprendre que dans la construction même de tout individu, de tout humain sur la terre, il y a comme fondation une conception de la nature.

Au-delà, chez l’étudiant, la simplification et le catastrophisme « non éclairé », pour prendre à contrepied le titre de l’ouvrage de J.-P. Dupuy[9], ont produit un doute systématique, peu constructif, de la démarche scientifique et de l’incertitude inhérente à la complexité (ou à l’hypercomplexité). Comme le rappelle J.-P. Deléage : « Jamais les médias n’ont été saturés comme ils le sont aujourd’hui par des articles et des émissions mettant en garde le grand public contre les périls écologiques qui nous cernent de toute part. Jamais il n’a été montré avec une telle ostentation les funestes conséquences du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, l’un comme l’autre d’origine anthropique. Jamais n’ont été surexposés comme aujourd’hui les effets délétères de l’agriculture productiviste ou de l’extension sans fin de mégapoles de démesure, de la surconsommation matérielle dans le monde riche, alors qu’au Sud persistent les pénuries en tout genre qui, telle la faim, fonctionnent comme des ‘armes de destruction massive’, selon l’expression forte de Jean Ziegler. Et pourtant rien ne bouge et le monde persiste dans la course à l’abîme avec une politique dérisoire de petits gestes »[10]. De ce fait, il y a une sorte de dépression psychologique chez nos étudiants car il n’arrive pas à savoir où est leur place dans cette société. En fin de compte, que faire ? Que dire ? Dans l’immensité du travail à accomplir pour faire bouger les lignes. Comment faire faire quelque chose quand on a du mal à réaliser soi-même ce qu’il faut faire. Car les étudiants sont comme Janus, d’un côté ils sont utilitaristes et ne sont pas défenseurs d’une posture intellectuelle, de l’autre ils vivent de projets d’amélioration du monde par procuration imaginative, en héros.

Il est ainsi tout à fait surprenant de noter que pour plus du tiers de nos étudiants (77 sur 231) que nous avons interrogé en début d’année sur le thème de l’écologie, « Into the wild » de Sean Penn (2007), est le film évoquant le mieux la nature[11]. Leur imaginaire semble tendu par l’idée de ce héros solitaire qui part vivre seul au monde au sein d’une nature sauvage, au péril de sa vie. Mais que faire justement quand il y a du monde, trop de mondes au sein d’une ville, même prétendument naturelle. La question se pose alors de savoir si le développement durable n’a pas sacrifié le social et n’a pas ainsi réaffirmé l’opposition entre homme (homo economicus) et nature. Il a entériné par son succès la coupure du lien social, enterrant du même coup le « bien commun ». L’urgence économique de la crise supposée de ces deux dernières années impose alors une hiérarchie forte, bien ordonnée, assimilant le social à la prééminence de l’économique. Car même si l’on veut bien reconnaître qu’il y ait interdépendance des crises, une priorisation est clairement établie : c’est la crise économique qui est fondamentale, car en traitant l’économique, en fait surtout sa mesure, on traite soi-disant le social. Quant à la crise écologique, elle est reléguée.

Assumer l’interobjectivation pour éveiller une conscience partagée

Globalement, l’objectif de notre propos est de montrer les inadéquations de certains de nos savoirs avec la propre construction idéologique de chaque étudiant dans sa construction d’être humain et d’apprenti géographe ou aménageur. Ce qui est en soi positif dans une posture constructiviste peut alors devenir une limitation quand on veut apporter une forme d’objectivation de la réalité. Mais cette objectivation devient une force quand elle est conçue comme un jeu d’interobjectivité, c’est-à-dire comme une prise de recul critique de toute objectivité, forcément située, datée et socialisée, donc humaine. L’interobjectivation permettant une mise en lumière des multiples façons objectives, à travers une méthodologie appropriée, de travailler le même objet, la même réalité. La critique que nous tentons de leur apprendre devient alors une aporie de ce que nous affirmons comme étant une et unique vérité. C’est alors dans l’acte d’interprétation et de compréhension des choix idéologiques et politiques, sous-jacents à chaque objectivité, même construite par les scientifiques, que nous pouvons les aider à éclairer leur choix d’habitants et de futurs professionnels investis dans la société. Car il faut admettre que nous sommes entrés dans l’ère du « conflit des interprétations ». Il n’y a plus de grands récits qui structurent l’interprétation d’un monde univoque. Il y a un ensemble de micro-récits qui se condensent et se dissolvent au fil des lieux, du temps, et des collectifs. L’écologie politique étant elle-même génératrice de ce type de posture intellectuelle derrière les idées aussi diverses que celles de décolonisation, de liberté ou de participation des habitants dans le champ sociétal. Cette participation ne se faisant pas sous le joug autoritaire de la représentation ! Cette participation faisant alors la promotion de points de vue partiels et partiaux. L’idée est alors moins d’interpréter ou d’expliquer les tenants et aboutissants d’une implication générique que de comprendre les façons de faire et de penser spécifiques des acteurs habitants, et notamment les étudiants.

Car c’est en éclairant leur propos avec eux, que l’on peut alors leur permettre de mieux assumer leur propre conception politique de l’environnement et les mener peut-être vers l’accomplissement d’une vraie écologie politique qui réfléchisse au-delà de la simple protection de l’environnement à l’intériorisation de notre relation en tant qu’être avec le monde et la Terre. Cette démarche tente ainsi d’éviter l’imposture de vérités scientifiques indiscutables qui dicteraient de fait les actions à réaliser et dénieraient à cet être, de devoir faire des choix collectifs et responsables pour le bien commun de l’humanité.




[1] Voir André-lamat V., Couderchet L. & Hoyaux André-Frédéric,  2010, « Critique de la banalisation scientifique des magazines éducatifs à travers les publicités à caractère écologique », Ecologie Politique, n°39, 73-85.
[2] Adoumié V. (dir.), 2010, Histoire-Géographie 5ème, Paris, Hachette Livre, 209.
[3] Cela permet d’ailleurs de mettre beaucoup de distance par rapport aux insistances du politique et de l’économique sur le fait de créer des liens plus étroits entre le monde de l’entreprise et le monde de l’éducation. En effet, ce dernier est déjà par son utilisation référentielle sous le joug intellectuel de ce monde économique.
[4] http://www.ecoparc.com/ecologie-industrielle/enjeux-ecologie-industrielle.php
[5] André-Lamat V., Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op. cit.
[6] André-Lamat V., Couderchet L. & Hoyaux A.-F., 2009, « Petits arrangements avec le développement durable. Entre production scientifique et instrumentalisation scientifique », Education Relative à l’environnement, vol. 8, 163-183 ; André-Lamat V., Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op.cit.
[7] Dion C., 2013, « Est-il plus écolo de vivre en ville ou à la campagne », Kaizen, novembre-décembre, 12-14.
[8] Cyril Dion est directeur depuis 2007, de l'ONG Colibris-Mouvement pour la Terre et L'Humanisme (Coopérer pour changer) fondé par Pierre Rabhi en 2006. En 2010, il a co-produit avec Colibris le film de Coline Serreau "Solutions locales pour un désordre global".
[9] Dupuy Jean-Pierre, 2004, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Editions du Seuil, coll. Points Essais.
[10] Deléage Jean-Paul, « la politique des petits gestes », Ecologie et politique, n°44, 6-7.
[11] Suive des films documentaires tels que « Home » de Yann Arthus-Bertrand (2009), « La marche de l’empereur » de Luc Jaquet (2004), « Oceans » (2009-2010) et « Les oiseaux migrateurs » (2001) de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud ou encore, « Une vérité qui dérange » de Davis Guggenheim (2006) sous l’égide médiatique d’Al Gore. Ces films semblent à l’inverse de « Into the Wild » exprimer une sorte de regard contemplatif de la nature sauvage à protéger ou à conserver.

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