lundi 27 avril 2015

Habiter le bien-être. La publicité comme opérateur symbolique territorial



Habiter le bien-être : 

La publicité comme opérateur symbolique territorial

 HOYAUX André-Frédéric

4èmes Rencontres Scientifiques Internationales de la Cité des Territoires 

25-26-27 mars 2015, Grenoble


Habitable, vivable, désirable. Débats sur la condition territoriale.

Résumé : La publicité est un outil précieux pour analyser l’imaginaire collectif de l’habitabilité d’un espace. Ce support médiatique est en effet capable de transcrire de manière caricaturale les constructions symboliques qui sont à l’œuvre dans la société. Cette proposition ambitionne ainsi d’en dégager les logiques discursives et de montrer en quoi elles produisent un discours commun, progressivement institutionnalisé, sur ce qu’il serait bon de faire pour l’aménagement du monde futur. Cette proposition défend l’idée que la publicité possède une capacité d’action sur la spatialité des habitants en leur conférant de nouvelles attentes, de nouveaux désirs à travers la rationalisation de nouveaux critères de bien-être.
Mots-clés : Bien-être, Qualité de vie, Habitabilité, Publicité, Opérateur territorial

Introduction

Cette proposition a pour but de réfléchir à la construction des critères normatifs mis en place au sein de la sphère médiatique, et plus particulièrement par la publicité, du point de vue des territoires habitants qu’ils seraient bon d’habiter, de vivre et de désirer. Derrière l’habitabilité, ce qui serait ou non habitable, ce texte insiste sur la résurgence confuse d’une vieille dialectique autour de l’espace à vivre entre sa qualité et le bien-être qu’il est supposé apporter à l’habitant. Le terme de qualité de vie relève d’une objectivation des conditions par un collectif ; celui de bien-être, découle, quant à lui, de sa représentation ou de sa subjectivation par l’habitant. L’un s’institue sur des critères scientifiques censés être stables et partageables de la qualité intrinsèque des conditions de vie nécessaires pour l’existence humaine ; l’autre se construit à travers des représentations, une sensation instable car fondamentalement situative et générative pour chacun d’entre-nous autour des valeurs que nous avons incorporées. Mais dans la mesure où vendre des critères objectifs ne fait pas rêver, la publicité se doit de travailler le symbolique (qui par essence est polysémique) tout en le réifiant. Ainsi, il faut rendre stable le bien-être, ce sentiment d’être bien, pour inventer de nouveaux critères objectifs, inutiles en soi pour la qualité de notre vie, mais utiles à sa mise en récit.Les publicitaires sont alors amenés à un double travail : le premier, rendre confus la différence entre qualité de vie et bien-être ; le second, inventer l’inutile en instituant des critères et des mesures de la qualité de vie (logement HQE) en insistant sur le fait que ces critères et ces mesures constituent des éléments nouveaux mais essentiels du bien-être. Aujourd’hui, cette critérisation passe notamment par une réflexion sur l’espace (au sens large) en tant que ressource territoriale. Celle-ci tourne autour des notions d’étendue, d’espace ouvert, d’espace vert, d’espace patrimonialisé, d’espace réticulaire, connecté. « Elle fait implicitement référence aux notions d’appartenances, de proximité, de convivialité, de sécurité, d’accessibilité, d’appropriation et d’identification territoriale » (Barbarino-Saulnier N., 2006, 310). Critères qui n’ont en soi aucune nécessité pour la qualité de vie des populations mais qui sont idéologiquement présentés aujourd’hui comme des éléments incontournables de notre bien-être égotiste et souvent égoïste. Car qui remettrait aujourd’hui en cause le fait de la nécessité d’avoir à proximité un environnement naturel car sain (?), ou d’être connecté aux autres car permettant une vraie mixité, un vrai partage ?

La publicité : Institutionnaliser de nouveaux imaginaires

En matière de désir et de construction du désir, c’est-à-dire de construction d’un besoin qui n’est pas forcément « physiologiquement » vital, la publicité est toujours à l’avant-garde à travers ses messages. Comme le rappelle Françoise Minot, ces derniers visent « à agir sur les attitudes et le comportement de ceux auxquels il s’adresse en les incitant à rechercher eux-mêmes (et/ou à faire rechercher par d’autres) l’appropriation de certains biens et services ou à les faire adhérer à certaines valeurs et idées » (2001, 15). Car si elle n’invente rien, elle promeut toujours à son avantage et à l’avantage des produits qu’elle vante et qu’elle vend le sens de l’innovation, c’est-à-dire qu’elle institutionnalise des créations, du poétique et du symbolique. En institutionnalisant, par ses mises en visibilité multiples (support papier dans les magazines, vidéo sur internet, spot télé), de nouvelles réalités imaginaires, la publicité les codifie, les réifie tout en les rendant symboliquement performatives auprès de celles et ceux dont ces réalités nouvelles peuvent paraître encore évanescentes ou apparaître comme n’étant réservées qu’à une portion congrue de la population qu’elle vise ou feint de viser.

La conformation des esprits

L’un des champs prioritaires de la publicité, quel que soit le produit valorisé, relève du désir de vivre dans un environnement avec une meilleure qualité de vie. Mais la publicité ne fait que surfer sur un imaginaire collectif en proie à sa propre conformation volontaire à travers un nouveau langage dont la population a pour partie subi et pour partie anticipé la venue.
Elle l’a subi car derrière ce langage, cette novlangue pour reprendre les termes d’Eric Hazan, elle n’a pas vu poindre la cohérence sémantique développée derrière ses bons sentiments. Et « s’il y a cohérence, c’est qu’il y a communauté de formation et d’intérêts chez ceux qui ajustent les facettes de cette langue et en assurent la dissémination » (2006, 120). Cette communauté de formation et d’intérêts est notamment portée par les aménageurs, mais aussi par les écologistes. De ce fait, cette cohérence peut être interprétée comme relevant d’une nouvelle sémiotique du totalitarisme, celui d’un néolibéralisme écologique ayant incorporé toutes les facettes de la demande sociale. L’enjeu environnemental étant aujourd’hui recyclé en argument commercial. « Cette tendance traduisant la capacité du système à se dépasser par ses propres limites et à se protéger de ses contradictions successives en les intégrant à son discours » (André-Lamat V., Couderchet L., et Hoyaux A.‑F., 2009, 163).
Elle l’a anticipé car l’incorporation rapide de ces nouveaux messages montre qu’elle était en attente de ce discours. Car, « même au moment où elle paraît, une œuvre ne se présente jamais comme “une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information ; par tout un jeu d’annonces, de signaux – manifestes ou latents -, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception” » (Joly M., 2004, 52). En cela, si la publicité crée du désir, et du désirable, à travers l’image, c’est parce que ce qu’elle représente était pour partie désiré par celles et ceux qui en interprètent les ressorts. La publicité répond finalement à une anticipation plus ou moins inconsciente de ce qui était toujours déjà désiré par des habitants. Ainsi, de manière générale, « la publicité n’a pas créé un rapport nouveau à l’image. […] Elle a cherché […] à utiliser de façon systématique les divers désirs qui y sont mis en jeu. C’est pourquoi la publicité peut nous apprendre à la fois beaucoup sur nos désirs et sur les images » (Tisseron S., 2010, 279). On retrouve notamment la traduction de ces désirs, de ce champ imaginaire, dans des publicités traitant de l’aménagement des espaces, que ces derniers soient ceux des territoires urbains ou qu’ils relèvent des territoires plus intimes des habitants.
On peut ainsi appréhender cet imaginaire collectif dans les classements des villes « où il fait bon vivre » au sein des magazines nationaux comme L’Express (http://www.lexpress.fr/region/quitter-paris-les-50-villes-ou-il-fait-bon-vivre_1610374.html). On le retrouve aussi dans la mise en valeur par les magazines municipaux ou intercommunaux des nouveaux quartiers dits écologiques ou avant-gardistes en matière de valorisation d’une qualité environnementale et sociale. C’est le cas par exemple du quartier Ginko à Bordeaux où le site du projet urbain 2030 de la Communauté Urbaine de Bordeaux (CUB) nous indique : « Tout concourt pour que Ginko devienne un site exceptionnel intégré au reste de la ville. C’est en tout cas l’un des premiers objectifs poursuivis, outre l’idée de réaliser un projet exemplaire en matière environnementale et architecturale (démarche Haute Qualité Environnementale HQE, bilan carbone à l’échelle de la Zone d’Aménagement Concertée ZAC, limitation des consommations en énergie et en eau, …) ; développer une mixité fonctionnelle et sociale (33% de logement locatif social - 20% d'accession aidée) ; mettre en œuvre un projet aux qualités paysagères remarquables (mise en valeur des berges du lac, aménagement d’un jardin promenade écologique, …). » (http://www.bordeaux2030.fr/bordeaux-demain/ginko). Ces derniers vantant à la fois les mérites du vivre sain mais aussi du vivre proche avec la mise en place de nouvelles socialités connectées se construisant sur la proximité physique et technique. Tout cela nourrissant en fin de compte des choix résidentiels au niveau des quartiers, des villes ou des campagnes dites connectés (http://aisne.com/-Decouvrez-l-Aisne-) censés être les plus agréables. On le retrouve enfin dans le besoin non dissimulé des Français à l’aménagement de leur maison, de leur jardin que traduisent émissions de télévision (D&Co de Valérie Damidot), de radio et les nombreux magazines sur le sujet, mais aussi et surtout les chiffres d’affaires conséquents des magasins d’aménagement (le chiffre d’affaire total du groupe IKEA est passé de 21,8 à 28,5 milliard d’Euros de 2009 à 2013), de bricolages (le chiffre d’affaire total de Castorama est passé de 2,63 à 3,00 milliard d’Euros de 2010 à 2014) et les jardineries.

En quête de nouveaux indicateurs d’habitabilité

En ce sens, les publicitaires nourrissent et se nourrissent d’un imaginaire de l’habitabilité contemporain devant se construire autour du développement durable. Ainsi, ils jouent des mises en scène et en récit dialectiques voire paradoxales qui valorisent tout à la fois la nature et sa prétendue authenticité, mais aussi les nouvelles technologies et leur supposée modernité. Ce type de publicité est l’apanage de sociétés censées améliorer la qualité de notre cadre de vie : fabricants et aménageurs de maison (Leroy Merlin) ou prestataires de services réseaux (EDF, GDF, France Telecom). Mais aussi de territoires (communes, départements) désirant attirer de nouvelles populations soit car elles sont en perte de vitesse démographique (Aisne, Jura) soit parce qu’elle bénéficie justement d’une aura nouvelle autour de ces nouveaux critères d’habitabilité (Angers : http://www.angers.fr/actualites/detail/article/10322-angers-premiere-ville-ou-il-fait-bon-vivre-pour-l-express/). Ainsi, pour vendre, ils doivent avant tout montrer les compétences environnementales de leur territoire qui seraient méconnues ou montrer leur capacité à modifier les conditions mêmes de ces dits territoires, à travers leurs innovations et in fine l’amélioration supposée de leur habitabilité (à travers l’accessibilité, la naturalité, la convivialité) et donc le bien-être des populations.
Tout cela répondant à ce besoin entremêlé d’un désir d’avoir quelque chose de décent au sein duquel l’habitant puisse se sentir bien. Mais la publicité en l’occurrence se substitue ou construit les critères de cette décence et de ce sentiment comme si l’un et l’autre se répondait. Cette critérisation proposée par la publicité et plus globalement par la sphère médiatique renvoie à la construction d’indicateurs de satisfaction et nous replonge immanquablement dans les travers dénoncés par les études des années 80 sur la qualité de la vie et le bien-être. « La question du crédit que l’on peut accorder à des études (et je pense ici spécifiquement aux études ayant porté sur les indicateurs subjectifs de la satisfaction) qui, pour avoir coûté très cher, ont le plus souvent servi de prétexte à des politiques carrément réactionnaires. N’ont-elles pas souvent servi, pour toute une série de raisons, à accroître l’inégalité ou à accroître notoirement les profits de ceux pour qui la connaissance des systèmes d’aspirations de la population ne s’utilise qu’en termes marchands, purement productivistes, aux antipodes des préoccupations des chercheurs ? La qualité de la vie serait-elle “the next big market” ? Et incidemment, un marché pour les géographes ? » (Racine J.-B. & Bailly A., 1988, 162). Car derrière cette nouvelle mise en scène d’une meilleure habitabilité, traduite à travers les critères publicitaires et médiatiques, n’y a-t-il pas simplement une nouvelle mise en mesure sociale qui se substitue aux indicateurs territoriaux de la qualité de la vie et du bien-être des années 1980 et qui a pour but de conformer nos façons de vivre, de faire, de penser et d’être ?
Le triptyque, « Habitable, vivable, désirable » semble en effet renvoyer au diptyque « Qualité de la vie, bien-être » mis en exergue par Antoine Bailly et Jean-Bernard Racine (1988). Christine Tobelem-Zanin rappelle que pour J.B. Racine « la qualité de la vie exprime les moyens mis en œuvre par les hommes dans leur vie matérielle et sociale quotidienne et renvoie le plus souvent à des indicateurs reflétant l’état des conditions matérielles et du niveau de vie d’un groupe humain, le bien-être est un concept plus complexe, renvoyant aux aspirations des individus et à une évaluation plus personnelle de l’ensemble des relations que l’individu entretient avec lui-même et avec l’extérieur » (1995, 91). Donc, à la différence de la qualité de vie, le bien-être n’est pas objectivable à travers des critères, il se nourrit de subjectivités, de relations individualisées à des conditions de vie pourtant communes. Des habitants peuvent aimer vivre dans le désordre, d’autres dans de l’ordre (au sens d’une lecture normative de l’un et de l’autre) et avoir un sentiment de bien-être identique.

Quels critères pour quels aménagements ?

Mais la publicité a justement vocation à construire une intersubjectivité à partager potentiellement entre le plus grand nombre d’un collectif ou d’une société dans son ensemble. « C’est le bien-être de chacun de nos clients qui nous encourage à rendre le gaz naturel et l’électricité plus propre et plus accessible » (GDF Suez, voir la vidéo sur lareclame.fr/gdf+suez+satisfaction+client). Ce bien-être semble ainsi passer aujourd’hui par la réalisation d’une accessibilité renforcée vers le plus de lieux possibles tout en ayant l’impression d’être proche de la nature. Cela peut évidemment se construire en ville et l’augmentation des jardins individuels et/ou partagés dans l’espace urbain en est un signe. Cela peut aussi se dérouler à la campagne grâce à la transformation des distances pour communiquer entre les êtres mais aussi entre les êtres et les ressources utiles à une existence dite « normale ». Ainsi, une lutte des critères est à l’œuvre entre divers acteurs. Aménageurs et écologistes font la promotion de référents objectifs à travers la nécessité de faire des villes compactes dotées d’une nature incorporée (écoquartiers) quand d’autres, maire des communes rurales tentent d’imposer de nouveaux référents prétendument plus subjectifs autour d’un retour à la nature à travers la possibilité d’utiliser les nouveaux moyens de communications et de télécommunications pour permettre la cospatialité, c’est-à-dire la proximité dans l’éloignement.

Un détournement des métriques

Pour exemple, les collectivités territoriales usent et abusent de l’image publicitaire pour transformer le regard des populations sur leur territoire. Le plus souvent perçu comme enclavé, ces collectivités tentent de tirer avantage de ce sursaut écologique pour avancer leur pion symbolique autour de l’accessibilité et de la nature.



Ainsi sur cette publicité « l’Aisne it’s open » (www.aisne.com), le département de l’Aisne présentait les avantages écologiques de ses supposées ressources naturelles (on y trouve presque des montagnes) tout en précisant sa proximité avec la capitale (la station de métro) et l’ensemble des conditions économiques qui s’y déroulent. On y découvre donc une société ubiquiste qui se joue des métriques. Les mesures de la distance ne sont plus euclidiennes; ni même liés au temps ou au coût des déplacements mais à un gradient de bien-être. Ce qui doit être proche est ce qui me fait du bien. Donc, l’habitant doit avoir tout à portée de main. Et les structures publiques territoriales doivent s’appliquer à en relever le défi.
Le slogan de la publicité « L’aisne it’s open » rend compte de cette volonté humaine de penser notre monde de manière ubiquiste (Hoyaux A.-F., 2005). Cela permet tout à la fois de s’affranchir des distances pour rejoindre différents lieux en même temps tout en rendant abstraite la chronologie même des préparatifs et des mobilités elles-mêmes pour se rendre sur ces différents lieux (uchronicité). Si « Vous rêvez d’espace, d’arbres et de nature…sans toutefois vouloir renoncer au shopping », c’est parce qu’il vous est nécessaire pour votre qualité de vie qui ne se trouve plus forcément dans les villes polluées, où règnent compacité du bâti et densité de population.
Pour cela, ces communes seraient donc tentées de passer par l’amélioration des réseaux qui les relieraient aux nœuds du système économique, mais surtout leur permettraient de proposer les mêmes conditions d’habitabilité qu’en milieu urbain, mais sans les inconvénients. Ainsi, « Vous voulez vous retrouver ailleurs…mais détestez passer le dimanche soir dans les embouteillages ». Car être ailleurs, c’est pouvoir justement se retrouver soi-même pour être bien, loin des ennuis du quotidien, pour pouvoir se retrouver seule comme cette joggeuse sortant tout droit d’une station de métro renommée au double sens qu’elle possède un nouveau nom …mais qui est déjà connue dans son exceptionnalité : l’Aisne. La distance étendue et la distance-temps sont ici abolies. La joggeuse fait lieu dans la mise en cospatialité de ces deux espaces (station et prairie), et dans leur mise en visibilité métonymique conjointe de lieu attribut et de lieu générique (Debarbieux B., 1995) : la station pour Paris, la prairie pour l’Aisne.
On retrouve ce même imaginaire au sein d’une publicité quasi identique censée vanter les montagnes du Jura. Là encore, une femme seule, jeune et apparemment moderne, habillée en tenue de randonnée sort d’une bouche de métro parisienne et se retrouve juchée sur des cailloux au milieu d’un environnement montagnard avec pour tout outil une paire de jumelles qu’elle tient de la main gauche pour observer l’horizon et un téléphone portable à la main droite pour rester connectée au reste du Monde. Jeune femme qui est donc plongée potentiellement auprès de deux autres espaces (celui qu’elle vise avec les jumelles et celui des personnes jointes grâce au téléphone) que celui au sein duquel elle se trouve
La publicité joue donc de référents conformistes en termes de désirs : celui de la campagne qui rend libre et indépendant (Hervieu B. et Viard J., 1996) ; mais aussi celui de son accessibilité facilitée à travers les moyens de communications terrestres et hertziens qui progressivement effaceraient les distances. Plus récemment, le département de l’Aisne a ainsi poursuivi sa quête à travers des slogans qui proposent en quelque sorte une maïeutique offrant enfin à chacun d’entre-nous, futur habitant, de faire le bon choix, celui de trouver une vraie place dans la société en tant qu’acteur : « Qu’est-ce qui est moderne ? : rester bloqué 3 h par jour dans les embouteillages ou travailler paisiblement depuis sa maison, à la campagne, tout en restant connecté par l’ADSL, le TER ou les voies rapides et autoroutes. Le temps est venu d’une nouvelle modernité, d’un équilibre entre vie professionnelle et cadre de vie » (http://aisne.com/-Decouvrez-l-Aisne-). En ce sens, la publicité devient un opérateur spatial puissant censé faire dépasser les propres limites de l’habitant. Ces nouvelles offres technologiques apporteraient une meilleure qualité de vie et ipso facto un meilleur bien-être mais un meilleur bien-être qui est par principe individuel. Ces imaginaires se mettent pourtant en porte-à-faux par rapport à d’autres imaginaires aménagistes beaucoup plus socio-fonctionnalistes et pseudo-écologistes à la lueur des théories d’un Le Corbusier à travers ces machines à habiter (Perelman M., 2015). De fait, ces désirs ne sont pas considérés comme vitaux et en plus, ils déstructureraient potentiellement le bien-être collectif habitant tel que l’entendent de nombreux géographes et urbanistes aujourd’hui qui voient en la compacité l’avenir écologique de nos villes.

La technologie au service du bien-être

L’accessibilité ne relève plus aujourd’hui que des seules mobilités spatiales, d’autres mobilités sans se déplacer existent et permettent à de nouvelles logiques de s’exprimer ou en tout cas d’être évoquées par la publicité. C’est le cas de la mise en place des réseaux de télécommunications, plus encore que de communications. Cette mise en place permettrait à l’habitant d’être en capacité de se déplacer parfois sans bouger ou en bougeant avec les plus grandes stratégies de mobilité à travers de nouvelles compétences acquises, ce que Vincent Kauffman appelle la motilité (2011).



France Télécom, opérateur public majeur joue ainsi sur sa fibre républicaine de l’égalité des chances pour tous : « C’est mieux quand l’innovation technologique n’oublie personne en route ». Alors même que l’image qui est proposée ne montre pas ou ne permet même pas d’imaginer qu’il y ait à proximité une route ou un quelconque point d’accessibilité ! C’est par un effet miroir, de symétrie que cette publicité renforce cette double dimension des référents cités précédemment comme les critères essentiels de bien-être : nature et réseaux. Ainsi, l’habitant va « pouvoir s’installer là où on ne s’installait plus », non plus dans cette grande banlieue à une heure de Paris, mais dans le monde rural profond celui où tout est à refaire, à imaginer, à construire ! Où seuls les nouveaux entrepreneurs vont redonner du sens à leur vie mais surtout à la vie, celle du collectif humain, des villages isolés où régnait le bien-être de la vie en commun. Mais s’il y a sens, c’est toujours parce qu’il se structure sur cette potentialité d’accessibilité, de mise en lien avec le reste du monde. On ne va pas dans ces terres reculées pour vivre en ermite, on y va pour montrer sa capacité tout à la fois à se retirer du monde, celui « de l’asphyxie des villes » tout en y étant fortement ancré, arrimé par les connexions haut débit qui y sont implantées. On y retrouve surtout ce grand imaginaire de l’aménagement, la mise à proximité.

Conclusion : Déconstruire l’idéologie d’un mode d’habiter univoque


Finalement, il est intéressant de réfléchir aux rôles des acteurs institutionnels traitant de l’espace (politiques, aménageurs, architectes) sur l’évolution de la qualité de vie et du bien-être des habitants. Car si ces acteurs institutionnels pensent objectivement pouvoir modifier la qualité de vie, il leur faut également travailler leur communication pour modifier ce qui relève de l’impression du bien-être. Pour ces acteurs, il faut donc construire (déconstruire et reconstruire) un récit de l’espace, sur l’espace, avec l’espace, pour que les habitants incorporent un nouveau message sur le monde qu’ils habitent et trouvent leur place en ce monde. Ce message appelle des stratégies de communication multiple qui tendent à modifier le paysage, c’est-à-dire autant que faire se peut les mises en scènes matérielles et sensibles de l’espace que l’habitant « doit » percevoir (la lumière, les bâtiments, les sons, le beau, etc.). Ces mises en scènes sont autant de mise en sens de l’espace qui doivent, pour ces acteurs, faire ressurgir les constructions imaginaires plus ou moins engrammées, incorporées dans nos esprits, que ce soit dans notre ontogénèse symbolique (par exemple l’eau comme fondement de notre corps, de par sa constitution même mais aussi des besoins qui lui sont inhérents) ou plus prosaïquement dans nos représentations normatives contemporaines (la sécurité à travers la vidéo-surveillance, les gated communities, les quartiers fermés ; l’hygiène ; le prétendu rejet du bruit).
On retrouve alors le pouvoir du jeu de symbolisation de l’acte aménagiste d’un des maîtres du genre, Le Corbusier. C’est en effet un des pères de la mise en scène de l’espace et des moyens normatifs de l’appréhender à partir d’un ensemble de référents prêt-à-porter induit par son architecture et la rhétorique iconographique, iconologique et discursive qui l’accompagne. L’ensemble des slogans publicitaires travaillés nous replonge ainsi, sous d’autres formes mais avec le même imaginaire, au sein des travaux d’un des pères de La Charte d’Athènes suite au congrès du CIAM de 1933. On y vante les mérites de l’espace (à travers l’éloignement des immeubles entre eux), de la nature (par la mise en place d’espaces verts, de fontaine, et l’éloignement des voies de circulation) et des proximités sociale (par l’établissement au sein des unités d’habitation de rues intérieures, d’un hall d’immeuble faisant office de forum, de commerces, d’ascenseurs uniques, de pièces communes spécifiques, d’écoles, de salles de sport, etc.) et spatiale (par la mise à portée de la main des éléments du quotidien) (Le Corbusier, [1941]1957). Travaux mis en lumière par la construction entre autres des fameuses unités d’habitation dont l’organisation devait relever d’un outil de mesure des distances au sein des espaces habitées que Le Corbusier avait appelé le modulor ([1948]1977). A travers l’utilisation du modulor, il noue abstraction mythologique et concrétude pseudo-humaniste de la relation de l’homme à son espace..« Le modulor est un outil de mesure issu de la stature humaine et de la mathématique. Un homme-le-bras-levé fournit aux points déterminants de l’occupation de l’espace – le pied, le plexus solaire, la tête, l’extrémité des doigts le bras étant levé, - trois intervalles qui engendrent une série de section d’or dite de Fibonacci » (Le Corbusier, [1948]1977, 56-57). Ainsi, de même que l’évoque l’ensemble des rhétoriques publicitaires sur la qualité de vie des espaces, le Modulor proposait « la mesure harmonique à l’échelle humaine applicable universellement à l’architecture » (Le Corbusier, 1948, 58). Le Corbusier dessine tout à la fois les règles d’une qualité de vie universelle (le tout à proximité fonctionnaliste des objets, des autres et des activités) à travers la mise en mesure du monde par le corps humain (un homme standard de 1m83 devenant le nouveau mètre-étalon) et le bien-être induit par la réception d’un sens a priori parfait à travers l’utilisation d’une arithmétique mystique autour de l’utilisation du nombre d’or censée représenter la proportion par excellence (1+√5/2 ou ± 1,618). Pourtant, si le bien-être, et la partie sémantique qui doit s’y développer pour pouvoir réellement habiter, se trouve lié à un désir, on peut se demander si l’habitant peut désirer ces normes cachées derrière un hermétisme philosophico-mathématique ou si l’on peut concevoir cette application comme induite de fait par l’algorithmisation architecturale elle-même.
Aujourd’hui encore, cette idée du projet architectural et urbain équivaut trop souvent et par principe à celle du progrès social et donc du bien-être. Ce soi-disant progrès passe encore trop souvent par une conceptualisation normative de l’aménagement à travers l’utopie mais aussi l’uchronie du développement durable. L’imaginaire de l’unité, inhérent à la conception uniciste de la planète-Terre, mais aussi plus sûrement à la mondialisation qui en est le précurseur idéologique initial, se développe sous le joug de la compacité, de la proximité et de l’accessibilité. A l’inverse de la croyance habituelle, la nature en ville ne passe pas par l’accroissement de ses espaces verts mais par leurs simples sauvegardes résiduelles. Car pour sauver la nature il faut densifier le bâti existant. D’autant plus quand les moyens financiers pour acheter du foncier ne permettent plus de voir grand ailleurs. Alors, il faut construire sur, il faut faire avec. Et c’est déjà en cela du développement durable pour ces nouveaux promoteurs du récit collectif. Densifions les espaces à bâtir, densifions les réseaux et enfermons donc la population dans des sphères spécifiques car cela permettra, ou plutôt obligera la population à se croiser, à se rencontrer, donc à se parler, à s’entraider … mais aussi peut-être à s’éviter, à s’affronter.
Le récit de l’urbanité promouvant densité, mixité et diversité est ici à l’œuvre comme le signe d’un nouvel élan social. Celui de la sociabilité généralisée. Comme si l’agencement urbain pouvait délimiter, encadrer, normer l’agencement des comportements et des relations inter-individuelles. C’est le cas des écoquartiers proposés comme les nouveaux grands ensembles du XXIème siècle. Le nouveau récit collectif est donc avant tout un récit d’une oligarchie aménagiste proposée par les sciences de l’espace. L’architecture et l’urbanisme pensent que par la mise en place d’une vision dialectiquement opposée à la précédente (patrimonialistes vs modernistes par ex.), ils vont faire mieux et plus pour le progrès des sociétés humaines. Cela est évidemment impossible tout simplement parce que ce progrès n’est qu’un grand récit que se sont donnés les édiles de ces sociétés occidentales. Un aménagement de classe ne peut entrainer que le déclassement rapide de cet aménagement.
Il existe donc une erreur conjointe aux promoteurs aménagistes de l’espace et aux publicitaires qui sont censés lui donner une visibilité, c’est celui de croire que l’offre correspond à une demande, que l’idée transmise par les tenants de l’aménagement et de la publicité correspond à la réception par celles et ceux pour qui on aménage et on vante les aménagements. C’est l’idéologie du calage sur la cible (Minot F., 2001, 14). Cet imaginaire du calage demeure finalement assez constant à travers l’histoire chez les différents bâtisseurs de monde que sont les politiques, et leurs affidés en matière de solutionnisme spatial (aménageurs, architectes, géographes) : la croyance en la possibilité de pouvoir créer, inventer, produire un mode d’habiter unique et surtout univoque à l’ensemble des habitants du Monde ; de posséder en quelque sorte la solution adaptée en termes d’habitabilité et de désirabilité à toutes et tous quel que soit le contexte où on l’applique (Morozov E., 2014). Si l’unicité de la qualité de vie peut ou a pu malheureusement trouver des fondements et des réalisations à travers les politiques plus ou moins totalitaires, l’univocité du sens incluse par principe dans le bien-être ne peut exister sans qu’il ne soit voué à l’échec à plus ou moins court terme. Ainsi, quelle que soit l’utilisation d’artifices sémantiques (ésotériques, mystiques, archétypiques, mythologiques) venant à l’appui des discours aménagistes, ils seront déstructurés peu ou prou par l’habitant.

Bibliographie

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Construction des savoirs et enseignements de l'écologie politique

Construction des savoirs et enseignements de l’écologie politique :
Du conformisme à l’interobjectivation de la nature.

in Flipo F (dir.), 2014, Penser l'écologie politique. Sciences sociales et interdisciplinarité
Actes du colloque

André-Frédéric Hoyaux & Véronique André-Lamat
CNRS UMR 5185 ADESS-Université Bordeaux Montaigne
Groupe ECOPOL
Maison des Suds, 12 Esplanade des Antilles, 33607 Pessac Cedex

Cette proposition voudrait poser une réflexion sur le rôle des enseignants-chercheurs en géographie comme médiateur et conformateur d’un savoir sur l’écologie, sa pratique et sa critique, auprès des étudiants. A travers l’analyse de travaux d’étudiants, ainsi que d’une enquête réalisée auprès d’eux, l’étude porte sur la réception qu’ils opèrent de nos enseignements sur la question centrale de la nature et en quoi cette appréhension détermine ou non la construction potentielle de ce que l’on pourrait alors appeler une vision écologique du monde et de la société. La compréhension de cette vision permet alors d’appréhender le champ de la participation et de l’intervention politique qu’ils opèreront potentiellement dans leur vie professionnelle, sachant que les débouchés de nos étudiants en géographie & aménagement les amènent souvent dans les sphères décisionnaires de l’action publique et que leur appétence les pousse également souvent vers l’action politique au sein de partis ou syndicats.

A travers ces exercices d’évaluation, l’intérêt est de montrer un double biais dans cette réception. Le premier relève du fait que les étudiants ont déjà incorporé un ensemble de représentations qui détournent dès le début la captation de ce qui est dit par l’enseignant. Bien entendu, on pense ici à l’ensemble des idéologies et des habitus familiaux, mais aussi et surtout des apprentissages scolaires. Le second révèle l’importance d’autres médias qui interagissent pour construire, déconstruire et reconstruire un autre enseignement, apparemment moins scientifique mais tout aussi performant (et performatif) car faisant tout autant autorité scientifique que nos enseignements (télévision, radio, magazines, etc.).
L'un des objectifs de cette communication est de postuler que les étudiants sont les acteurs de demain. Pour faire de l'écologie politique, il nous semble nécessaire d'en passer par une réflexivité de leur part sur leur, nos a priori, sur leurs/nos conformations à des discours ambiants. Ainsi, la transmission de cette pensée écologique et des actions qui en découlent passe par une acceptation de leur part (et des acteurs en général) et demande forcément une médiation. L'enseignant est ce médiateur, dans un interstice entre le fait d'être le porteur de ses propres convictions et le devoir de conserver une forme de neutralité axiologique (mais pas forcément épistémologique et méthodologique).

Si notre proposition ne s'appuie pas a priori sur les tenants écologistes qui voulaient ou veulent encore mettre en place une écologie politique selon diverses procédures d'actions (Charbonneau, Ellul, Dumont, G. Anders, Gorz, P. Rabhi, sans parler des universitaires comme Bourg, Rodary, Lipietz, Larrère, ... pour celles et ceux que nous utilisons le plus souvent dans nos enseignements), elle interroge justement ce qui reste de ces enseignements, qui se nourrissent de ces auteurs et de ceux autour de l'éducation relative à l'environnement, dans l'esprit de nos étudiants. Si nous posons des références qui amènent à penser l'action autour de la préservation ou de la conservation de l'environnement naturel et social, ce qui nous intrigue c'est justement les confusions qui sont opérés par nos étudiants entre l'environnement comme objet de représentation et l'environnement comme sujet de pratiques et d'actions.  Cependant, c'est par l'analyse de la compréhension qu'ils ont des termes de nature que l'on pense pouvoir percevoir en quoi ces futurs professionnels de l'environnement et de l'aménagement déterminent leur place comme intervenant dans la politique autour de l'écologie. En ce sens, la science, ce n'est pas seulement un ensemble de savoirs mais aussi une façon de les transmettre avec subtilité et pédagogie.

En effet, derrière les conceptions souvent très idéologiques de la nature (séparation homme-nature ; fusion homme-nature ; déterminisme de la nature sur l'homme ; déterminisme de l'homme sur la nature ; conception rédemptrice ou punitive de la nature), l'investissement politique de nos étudiants est différent à court, moyen et long terme. Dans la tête de nos étudiants, comment promouvoir une conception écologiste quand la nature nous" fait mal", ou quand l'être humain doit dominer la nature pour s'en défendre. Pour nous, la porte de sortie n'est donc pas dans le prosélytisme d'une mono écologie politique qui aurait des textes fondateurs en forme de nouveaux récits, mais au contraire pour que ces étudiants et futurs professionnels investissent l'enjeu de l'écologie politique "critique", il faut qu'ils arrivent à intégrer l'enjeu de la construction d'une interobjectivité assumée. Celle-ci se construit par le croisement des objectivations multiples qui sont réalisées sur les mêmes objets[1]. Il faut jouer de maïeutique et de réflexivité, notamment sur leur habitus intellectuel souvent faussé par des avis tranchés et sans profondeur d'analyse donnés par les médias, voire par l'environnement social et éducatif. Nous allons donc revenir, durant ce colloque, sur quelques écueils qu’en tant qu’enseignant nous devons éviter.

Le développement durable comme pierre angulaire de la conformation des esprits de l’élève

Au sein du dispositif pédagogique du monde de l’éducation en primaire et en secondaire, on retrouve bien « une critique de la société industrielle et de ses aspects productivistes et de consommation, que la poursuite de la croissance symbolise » (cf Appel au colloque). Pour autant, cette critique se formalise dans un esprit de contrôle et de maîtrise sécuritaire avec la présentation aseptisée de la réalité. Ainsi, dans un manuel d’Histoire-Géographie de 5ème, dans le chapitre sur les enjeux du développement durable, la première étude de cas traite de la gestion des déchets toxiques[2]. Elle évoque l’histoire du Probo Koala, navire grec ayant erré en Europe du Nord avant d’achever son périple en Côte d’Ivoire et d’y avoir tué des dizaines de personnes et d’en avoir intoxiqué des milliers. L’intérêt se trouve dans l’interprétation de l’approche méthodologique qui utilise l’analyse de sept documents (deux cartes, deux photos et trois textes). Les trois textes proviennent d’écrits journalistiques dont les postures idéologiques sont potentiellement divergentes, notamment les quotidiens Le Monde et L’Humanité sans qu’il n’y ait a priori d’explication sur leur différence en termes de valeurs sur le cas traité. Ainsi, on suppose que c’est l’enseignant qui va, par son autorité scientifique, remonter en complexité et en généralité, alors même qu’il pose une lecture descriptive de ces documents eux-mêmes très descriptifs (notamment sous formes d’états des lieux ou de récits). Le Monde nous annonce par exemple que ces déchets toxiques ont été récupérés par la France qui va les traiter dans une usine du « couloir de la chimie ». « C’est le four du centre de traitement de la société Trédi qui va les incinérer en toute sécurité ». Dès lors, que doivent retenir les élèves studieux : que les déchets sont un problème mondial, que les pays pauvres sont la poubelle du monde (posture de L’Humanité) ; que le traitement par incinération est sans danger de pollution, que la France est un pays formidable, sauveur de l’humanité et que tout cela est toujours fait chez nous en toute sécurité ! (posture du Monde).
Mais alors comment aller plus loin (pour reprendre l’un des questionnements du colloque) pour éviter cette externalisation de nos déchets vers les pays pauvres. Tout simplement en les internalisant grâce à la « symbiose industrielle » proposée par l’exemple du « modèle danois de Kalundborg » à la page suivante de ce manuel. Car la maîtrise de nos déchets passe moins par une décroissance que par une réutilisation de nos déchets dans un grand circuit fermé. Il s’inscrit dans la grande métaphore « d’organisation en flux fermé » utilisée par le site Ecoparc, site référant du manuel pour vanter justement les mérites de ce système danois. On retrouve là le mélange des genres des références, apparemment scientifiques, utilisées par les manuels[3]. Car ce site Ecoparc, présenté comme « le premier portail d'information sur la gestion durable des parcs d'activités et des zones industrielles » a été fondé par une « structure de conseil en gestion durable des parcs d'activités », Synopter. L’organisation fermée se mettant en contradiction avec la prétendue organisation ouverte de la mondialisation dont les auteurs nous démontre en quatre lignes les tenants uniques : « La Chine consomme aujourd'hui le quart des matières premières vendues dans le monde. Ce pays est devenu le plus gros client des producteurs d'acier, de cuivre et de minerai de fer. Ses besoins en acier ont doublé en trois. Sa consommation de cuivre, de nickel et de minerai de fer a quadruplé en dix ans. Ses achats en alumine ont triplé durant cette même période. Cette évolution des marchés incitent à mener une réflexion sur les sources d'approvisionnement et sur l'optimisation de la consommation de la matière. L'écologie industrielle peut favoriser la diversification des sources d'approvisionnement et l'optimisation de l'utilisation des ressources consommées »[4]. Donc, pour dépasser ce dumping chinois, il faut minimiser les approvisionnements en matières premières et renforcer les liens multi-formes et multi-acteurs dans une sphère de proximité. Cela part évidemment de bons sentiments intellectuels : ceux du réemploi et du recyclage du « rien ne se perd, tout se transforme », mais on reste toujours évasif sur les intrants et les extrants du système fermé. Au-delà, seuls les déchets semblent toxiques, comme si c’était la perte de fonction des produits qui entrainait leur toxicité et non les composants mêmes de ce avec quoi les produits sont faits. En gros, on ne sait où ranger ce dont on ne se sert plus mais on ne réfléchit pas en amont à quoi cela sert d’avoir un nouveau produit. Il y a en effet une préciosité aujourd’hui par rapport à la décroissance car elle est vue comme l’inverse du progrès, donc de l’économique, donc du développement…durable ! On est ici très loin des objectifs des dits précurseurs de l’écologie politique : contre Le bluff technologique de Jacques Ellul ([1988] 2012), ou Vers la sobriété heureuse de Pierre Rabbhi (2010). Cette croissance s’exprime alors par la prolifération de nos actions quotidiennes « fondamentales » : la communication sous toutes ses formes et les activités récréatives. Certes, des transports durables sont imaginés mais ils ne font souvent qu’équilibrer notre suractivisme mobilitaire. Certes comme nous l’indique un court récit d’après 60 Millions de consommateurs, les déplacements de voiture à Lyon baisse depuis 10 ans mais rien n’est dit sur l’augmentation potentielle de l’utilisation des bus, tram, métro, trolleybus qui eux semblent fonctionner sans énergie et ne jamais polluer ni en tant que moyen de transport ni en tant qu’utilisateur de ces dites énergies. Il est vrai que les grands producteurs d’électricité, notamment à travers l’utilisation du nucléaire, arrivent à nous faire croire que c’est une énergie propre[5]. Ainsi, avant même que la sphère médiatique n’opère sa lente conformation à l’extérieur du monde du savoir scientifique, le monde éducatif a déjà désintégré sa capacité d’objectivation de la problématique écologique, notamment par l’utilisation disparate de bout d’informations non vérifiées, non traitées, non stabilisées. Sur le seul chapitre « des enjeux du Développement durable » d’une dizaine de pages, on a l’utilisation indifférenciée d’extraits de texte, souvent de dix lignes maximum d’un côté de L’Humanité, Le Monde, Billets d’Afrique, Le Monde Diplomatique, La Documentation photographique, Le Progrès, 60 Millions de consommateurs, L’express ; et de l’autre de seulement … deux ouvrages à vocation scientifique ! Si la confrontation des points de vue est une force, encore faut-il que le statut même de ces points de vue soit symétrique.

Qui croire, qui écouter à l’aune de l’orgie médiatique

Sans revenir sur nos travaux précédents[6], cela nous amène de nouveaux à poser une question essentielle. Si l’écologie politique prône par essence la diversité des points de vue, elle se trouve le plus souvent en contradiction avec cela lorsqu’elle invoque le caractère scientifique de sa démarche. Certes, les points de vue peuvent être différents mais avec des métriques uniques. Son système de mesure reste trop souvent univoque ou plutôt il est ressenti et utiliser comme tel par les médias et au-delà par la sphère économique qui aime pratiquer la simplification des normes. Ainsi, la protection de l’environnement passe trop souvent par l’idée de quelques critères savamment mis en scène : l’empreinte écologique, le taux de CO² dans l’air, etc. C’est ainsi le cas de la problématique de la production d’électricité entre le lobby nucléaire se rangeant derrière sa prétendue non pollution du fait de sa non-émission de CO² et les défenseurs anti-nucléaire visant une autre échelle de mesure, celle de la radioactivité potentielle des sites d’extractions du minerai, de productions d’électricité au niveau des centrales et de pollutions des déchets.
C’est aussi le cas lorsque l’on traite d’un des chevaux de bataille des promoteurs de l’écologie politique, celui de la ville dense. Un article récent de Cyril Dion[7], chantre médiatique de cette cause, en dessine notamment les contours[8]. L’ensemble des explications se réfèrent à des mesures d’empreinte écologique, d’empreinte carbone, d’émission de CO², de performances énergétiques, d’énergies renouvelables, de déplacements doux, etc. donc, de référents supposés apporter à la société globale, une meilleure qualité de vie durable. Mais à aucun moment, il n’y a de lectures sur le bien-être des populations. Ce bien-être réfère non pas à une interprétation standardisée mais bien à une compréhension individuelle du rapport à l’espace. Et là, on peut se demander à la lecture d’enquêtes réalisées par des étudiants auprès d’habitants de l’agglomération bordelaise si le désir de ville dense est vraiment partagé par cette population. Dès lors, quel enjeu pédagogique pour l’enseignant et pour l’étudiant entre conformation d’un regard (celui des promoteurs de ce discours prônant la densification auprès des habitants) et appréhension d’un discours que l’éthique et la politique nous demande d’écouter si ce n’est de comprendre (celui des habitants refusant ce fait). De même, il est assez savoureux d’imaginer un monde urbain sans travail productif car celui-ci disparaît systématiquement des préoccupations démonstratives. Certes, l’analyse objective de l’emploi en France et en Europe se dessine autour des services qui peuvent se régler dans une sphère de proximité mobilitaire voire par le télétravail. Mais l’acheminement de travailleurs auprès d’entreprises de moins en moins situés au sein même des villes ne fait que renforcer l’idée de notre incapacité à internaliser ce qui en soi paraît polluer, faire du bruit, etc. Plus globalement, il y a une difficulté pour les tenants auto-affirmés de l’écologie de se départir de cette conception miraculeuse de certaines techniques par rapport à d’autres (par exemple, le passage aux lampes basses consommations, aux panneaux photovoltaïques) sans voir les effets réels sur la Terre et les êtres qui l’habitent à plus ou moins long terme.

Ne pas surestimer le public étudiant.

Le plus souvent, les spécialistes de l’écologie partent du postulat que ce qui est énoncé se fait simplement à travers des exemples simples. C’est le cas par l’évocation de lieu où se déroule un problème quelconque. Encore faut-il que les étudiants soient à même de concevoir l’endroit exact où se déroule cette action. C’est malheureusement très rarement le cas. L’ensemble des propos tenus dans nos enquêtes montrent aussi un certain flou, assez contemporain, dans les savoirs disciplinaires et les limites de ce qui relève de la littérature traitant de la nature (« Chasse et Pêche » ; « Magazine géo » ; « National Geographic », « Magazines de surf », « Terre Sauvage », « Guides de voyage comme Lonely Planet » « Le livre de la Jungle », « Tom Sawyer », « Pocahontas »), mais aussi dans les noms de personnages supposés connus car médiatiques de la sphère écologique (« Pierre Rhabi », « Daniel Konbendite », « Eva Jolie », « José Bovet », « Nicolas Hulo », « Algord », « Natalie Koscusko Maurizet »).

Plus généralement, il y a une grande difficulté des étudiants à s’emparer globalement d’un objet et notamment de la terre ou « simplement » de la nature dans son acception la plus large. L’extériorité de l’homme à la nature reste profondément ancrée, en dépit de revendication d’être « écologiste », de l’affirmation que l’homme est élément de nature ou plus couramment « fait partie de la nature », expression qui mériterait que l’on s’y attarde. Car avec « fait partie » reste associée l’idée sous-jacente « pas tout à fait comme les autres ». Il y a donc une difficulté à faire émerger et comprendre que dans la construction même de tout individu, de tout humain sur la terre, il y a comme fondation une conception de la nature.

Au-delà, chez l’étudiant, la simplification et le catastrophisme « non éclairé », pour prendre à contrepied le titre de l’ouvrage de J.-P. Dupuy[9], ont produit un doute systématique, peu constructif, de la démarche scientifique et de l’incertitude inhérente à la complexité (ou à l’hypercomplexité). Comme le rappelle J.-P. Deléage : « Jamais les médias n’ont été saturés comme ils le sont aujourd’hui par des articles et des émissions mettant en garde le grand public contre les périls écologiques qui nous cernent de toute part. Jamais il n’a été montré avec une telle ostentation les funestes conséquences du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, l’un comme l’autre d’origine anthropique. Jamais n’ont été surexposés comme aujourd’hui les effets délétères de l’agriculture productiviste ou de l’extension sans fin de mégapoles de démesure, de la surconsommation matérielle dans le monde riche, alors qu’au Sud persistent les pénuries en tout genre qui, telle la faim, fonctionnent comme des ‘armes de destruction massive’, selon l’expression forte de Jean Ziegler. Et pourtant rien ne bouge et le monde persiste dans la course à l’abîme avec une politique dérisoire de petits gestes »[10]. De ce fait, il y a une sorte de dépression psychologique chez nos étudiants car il n’arrive pas à savoir où est leur place dans cette société. En fin de compte, que faire ? Que dire ? Dans l’immensité du travail à accomplir pour faire bouger les lignes. Comment faire faire quelque chose quand on a du mal à réaliser soi-même ce qu’il faut faire. Car les étudiants sont comme Janus, d’un côté ils sont utilitaristes et ne sont pas défenseurs d’une posture intellectuelle, de l’autre ils vivent de projets d’amélioration du monde par procuration imaginative, en héros.

Il est ainsi tout à fait surprenant de noter que pour plus du tiers de nos étudiants (77 sur 231) que nous avons interrogé en début d’année sur le thème de l’écologie, « Into the wild » de Sean Penn (2007), est le film évoquant le mieux la nature[11]. Leur imaginaire semble tendu par l’idée de ce héros solitaire qui part vivre seul au monde au sein d’une nature sauvage, au péril de sa vie. Mais que faire justement quand il y a du monde, trop de mondes au sein d’une ville, même prétendument naturelle. La question se pose alors de savoir si le développement durable n’a pas sacrifié le social et n’a pas ainsi réaffirmé l’opposition entre homme (homo economicus) et nature. Il a entériné par son succès la coupure du lien social, enterrant du même coup le « bien commun ». L’urgence économique de la crise supposée de ces deux dernières années impose alors une hiérarchie forte, bien ordonnée, assimilant le social à la prééminence de l’économique. Car même si l’on veut bien reconnaître qu’il y ait interdépendance des crises, une priorisation est clairement établie : c’est la crise économique qui est fondamentale, car en traitant l’économique, en fait surtout sa mesure, on traite soi-disant le social. Quant à la crise écologique, elle est reléguée.

Assumer l’interobjectivation pour éveiller une conscience partagée

Globalement, l’objectif de notre propos est de montrer les inadéquations de certains de nos savoirs avec la propre construction idéologique de chaque étudiant dans sa construction d’être humain et d’apprenti géographe ou aménageur. Ce qui est en soi positif dans une posture constructiviste peut alors devenir une limitation quand on veut apporter une forme d’objectivation de la réalité. Mais cette objectivation devient une force quand elle est conçue comme un jeu d’interobjectivité, c’est-à-dire comme une prise de recul critique de toute objectivité, forcément située, datée et socialisée, donc humaine. L’interobjectivation permettant une mise en lumière des multiples façons objectives, à travers une méthodologie appropriée, de travailler le même objet, la même réalité. La critique que nous tentons de leur apprendre devient alors une aporie de ce que nous affirmons comme étant une et unique vérité. C’est alors dans l’acte d’interprétation et de compréhension des choix idéologiques et politiques, sous-jacents à chaque objectivité, même construite par les scientifiques, que nous pouvons les aider à éclairer leur choix d’habitants et de futurs professionnels investis dans la société. Car il faut admettre que nous sommes entrés dans l’ère du « conflit des interprétations ». Il n’y a plus de grands récits qui structurent l’interprétation d’un monde univoque. Il y a un ensemble de micro-récits qui se condensent et se dissolvent au fil des lieux, du temps, et des collectifs. L’écologie politique étant elle-même génératrice de ce type de posture intellectuelle derrière les idées aussi diverses que celles de décolonisation, de liberté ou de participation des habitants dans le champ sociétal. Cette participation ne se faisant pas sous le joug autoritaire de la représentation ! Cette participation faisant alors la promotion de points de vue partiels et partiaux. L’idée est alors moins d’interpréter ou d’expliquer les tenants et aboutissants d’une implication générique que de comprendre les façons de faire et de penser spécifiques des acteurs habitants, et notamment les étudiants.

Car c’est en éclairant leur propos avec eux, que l’on peut alors leur permettre de mieux assumer leur propre conception politique de l’environnement et les mener peut-être vers l’accomplissement d’une vraie écologie politique qui réfléchisse au-delà de la simple protection de l’environnement à l’intériorisation de notre relation en tant qu’être avec le monde et la Terre. Cette démarche tente ainsi d’éviter l’imposture de vérités scientifiques indiscutables qui dicteraient de fait les actions à réaliser et dénieraient à cet être, de devoir faire des choix collectifs et responsables pour le bien commun de l’humanité.




[1] Voir André-lamat V., Couderchet L. & Hoyaux André-Frédéric,  2010, « Critique de la banalisation scientifique des magazines éducatifs à travers les publicités à caractère écologique », Ecologie Politique, n°39, 73-85.
[2] Adoumié V. (dir.), 2010, Histoire-Géographie 5ème, Paris, Hachette Livre, 209.
[3] Cela permet d’ailleurs de mettre beaucoup de distance par rapport aux insistances du politique et de l’économique sur le fait de créer des liens plus étroits entre le monde de l’entreprise et le monde de l’éducation. En effet, ce dernier est déjà par son utilisation référentielle sous le joug intellectuel de ce monde économique.
[4] http://www.ecoparc.com/ecologie-industrielle/enjeux-ecologie-industrielle.php
[5] André-Lamat V., Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op. cit.
[6] André-Lamat V., Couderchet L. & Hoyaux A.-F., 2009, « Petits arrangements avec le développement durable. Entre production scientifique et instrumentalisation scientifique », Education Relative à l’environnement, vol. 8, 163-183 ; André-Lamat V., Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op.cit.
[7] Dion C., 2013, « Est-il plus écolo de vivre en ville ou à la campagne », Kaizen, novembre-décembre, 12-14.
[8] Cyril Dion est directeur depuis 2007, de l'ONG Colibris-Mouvement pour la Terre et L'Humanisme (Coopérer pour changer) fondé par Pierre Rabhi en 2006. En 2010, il a co-produit avec Colibris le film de Coline Serreau "Solutions locales pour un désordre global".
[9] Dupuy Jean-Pierre, 2004, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Editions du Seuil, coll. Points Essais.
[10] Deléage Jean-Paul, « la politique des petits gestes », Ecologie et politique, n°44, 6-7.
[11] Suive des films documentaires tels que « Home » de Yann Arthus-Bertrand (2009), « La marche de l’empereur » de Luc Jaquet (2004), « Oceans » (2009-2010) et « Les oiseaux migrateurs » (2001) de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud ou encore, « Une vérité qui dérange » de Davis Guggenheim (2006) sous l’égide médiatique d’Al Gore. Ces films semblent à l’inverse de « Into the Wild » exprimer une sorte de regard contemplatif de la nature sauvage à protéger ou à conserver.

L’Habiter durable : du détournement philosophique à travers les images et récits médiatiques



L’Habiter durable :
du détournement philosophique à travers les images et récits médiatiques
Paru dans Education relative à l'Environnement, vol. 10
Ifrée, pp. 161-178, 2012

Véronique André, Laurent Couderchet, André-Frédéric Hoyaux
CNRS UMR 5185 ADES Groupe ECOPOL/ Université Bordeaux3

Résumé :
Ce texte éclaire la récupération médiatique effectuée par la publicité autour du concept d’habiter abordé par la phénoménologie. En effet, la communication publicitaire semble jouer et se jouer de l’approche présentiste (tout relève du ici et maintenant) et constitutiviste (tout est construit en acte par l’habitant hors d’une quelconque objectivation rationnelle de la réalité) développée par ce courant philosophique pour en détourner les valeurs positives au regard des habitants de nos sociétés contemporaines. Sous les vocables projet, intentionnalité, authenticité, habiter, la publicité met en scène et en récit l’individu éco-responsable de la nature et du monde qu’il construit, qu’il invente ici et maintenant en fictions…pour les générations futures ! Elle valorise alors subtilement les choix « d’acteurs » en rendant prétendument à l’habitant sa puissance réflexive de décision, de démocratie, alors qu’à travers son message même, elle le dépossède déjà de son esprit critique pour le conformer à un contexte ambiant techniciste plus préoccupé de progrès que de réflexivité.


Si le concept d’habiter se nourrit à la fois de la relation de l’homme à l’espace et de l’homme à lui-même à travers cette relation à l’espace, ces relations invitent le chercheur à travailler simultanément sur deux champs d’investigations phénoménologiques éprouvées par la philosophie heideggérienne et qui sont utiles à la géographie. Celui de « déloignement » (qui recouvre en fait l’idée de mise à proximité), renvoyant aux concepts de coprésence (proximité réelle : 2 personnes ou 1 personne et un objet sont à côté l’un de l’autre) et de cospatialité (proximité technicisé ou imaginé : 2 personnes ou 1 personne et un objet sont mis en proximité à travers un objet technique ou par la pensée) travaillé par Jacques Lévy et Michel Lussault (2003), et celui d’authenticité, renvoyant au concept d’identité à la fois dans son versant socio-psychologique développé entre autre en géographie par Guy Di Méo (1998), mais aussi dans son versant culturel lié à la nostalgie d’une nature originelle.
Avoir travailler l’habiter des phénoménologues (Buttimer A., 1980 ; Hoyaux A.-F., 2002 ; Paquot T., Lussault M. et Younès C., 2007) permet d’appréhender la récupération de ces deux concepts de déloignement et d’authenticité, et de l’ensemble du dispositif philosophique de la phénoménologie heideggérienne (la question du projet, de l’incarnation, du corps, du monde, de la technique, du quotidien) par les sciences humaines et sociales traitant de l’organisation de l’espace (géographes, urbanistes), et plus globalement par la sphère publique, s’intéressant aujourd’hui au développement durable et à l’écologie. De nouvelles façons d’envisager l’avenir de nos territoires recouvrent en effet un ensemble de lieux communs autour de la nécessité de faire ou de mettre proche, de faire ou de construire authentique, soit à travers l’imaginaire de la ville compacte censé permettre tout à la fois des économies d’énergie et de nouvelles formes de socialité entre les habitants des villes, soit à travers l’imaginaire d’un retour à la nature, recouvrant et permettant autant de jeux métaphoriques entre la nature de la Nature (Morin) et la nature de l’Être (Hegel, Heidegger), constituant majeur de l’ontologie heideggérienne.
Pour en prendre conscience, cette contribution utilisera les éléments médiatiques comme porteurs de cette nouvelle rhétorique sociale commune. Parce que la publicité fait du sens commun, mais surtout utilise le « bien pensé » supposé de ce sens commun, elle apparaît encore plus pertinente que la traduction des écrits scientifiques ou politiques en la matière. Car si la publicité s’attaque à un champ référentiel, c’est que la société consommatrice est prête à en appliquer les diktats, et cela avec subtilité et humilité : faire croire qu’elle est force de médiatisation, non de proposition ni de décision, les deux devant revenir à l’habitant lui-même. Cette démonstration se fera à travers l’analyse des mises en scènes et en récits de publicités vantant les mérites du développement durable et de la « protection » de l’environnement. Autour de la réutilisation des notions et concepts de la phénoménologie, l’idée est surtout de montrer que la sphère économique est toujours dans l’adaptation idéologique et qu’elle a une grande capacité à nourrir l’incorporation sémantique des habitants, c’est-à-dire de leur proposer des discours prêt-à-porter, mais de leur faire croire en même temps que ce prêt-à-porter est paradoxalement totalement singulier et au-delà qu’ils en sont les porteurs (au double sens du terme).
Cette nouvelle rhétorique insidieuse tourne autour des référents du green washing (vert, forêt, campagne) qui sont censés faire nature donc renvoyer à la nostalgie des origines, celle qui justifie à elle seule la meilleure intégration de l’homme sur la terre, de l’être-au-monde :
Soyez les premiers à trouver votre ORIGIN1
(du nom d’une opération de logement réalisée par Nexity à Bordeaux)

Elle se complaît aussi des nouvelles formes de mobilités dites écologiques en quête de coprésence immédiate ou projetée :

En devenant la première entreprise au monde à s’équiper de 500 véhicules électriques de nouvelle génération, La Poste agit au quotidien pour respecter l’environnement. Et quand La Poste s’engage contre le changement climatique, c’est pour que son action se ressente près de chez vous comme à l’autre bout du monde.
(Publicité La Poste)

Elle s’arrange également de la seule co-spatialité promise par le téléphone portable, et Internet, traduisant cet esprit ubiquiste cher au phénoménologue (Hoyaux A.-F., 2005) :

Vous êtes partout chez vous.
(Publicité sur le i-modeTM de Bouygues Télécom).

Si vous êtes parti de chez vous en oubliant d’éteindre la lumière et de protéger la couche d’ozone. Vous pourrez le faire de votre travail.
(Publicité France Telecom)

Toutes ces publicités voudraient faire admettre que la cause est entendue,  l’innovation est en marche, et en la matière, l’écologie est le nouvel élément structurant de l’habitation durable du Monde. Car l’écologie serait le ferment idéologique au déclin du tout déplacement (question de l’éloignement, et donc de la coprésence et de la cospatialité) mais aussi d’un retour symbolique à une meilleure symbiose avec la nature, notre nature et une meilleure adéquation de nos techniques face aux enjeux d’un nouveau « contrat naturel » (Serres M., 1999).

Donner à la nature les moyens de se faire entendre.
(Publicité Bouygues)

Et il n’y a pas mieux pour un publicitaire aujourd’hui que de se plonger dans la rhétorique phénoménologique sur l’habiter, celle qui en appauvrissant son message initial lui fait dire et nous fait croire qu’il faut « habiter en poète » pour reprendre l’expression chère à Hoelderlin travaillée par Heidegger ([1954] 1958). Habiter en poète relevant de cette idée multidimensionnelle que chacun d’entre-nous constitue son monde et que l’assignation qui nous est faite par et dans la société relève de notre responsabilité créatrice, innovante, éthique au regard de la durabilité de la dite société. Car chaque habitant invente son monde et c’est à lui de le configurer.

On peut espérer un monde plus écologique, et aussi décider de l’inventer.
(Publicité EDF).

Reformater l’habiter : Une utopie des politiques et de leurs affidés

On peut s’interroger sur ce qui a réellement changé dans cette habitation. Car quelles que soient les générations d’architectes et urbanistes qui se sont succédées, elles ont toujours été éprises d’un sentiment de supériorité idéologique. Chaque révolution, chaque nouvelle modernité dans la construction de l’espace s’est fondée sur l’idée que la refonte des qualités de vie architecturales et urbaines conditionnerait de fait le bien-être de celles et ceux qui y vivent ! Pour autant, cette évolution s’est surtout structurée sur des récits plus ou moins magiques (Bofill R., 1989 ; Le Corbusier, 1957) qui ne cachent d’ailleurs plus la réalité des faits en la matière aujourd’hui. Vanté par ces faiseurs de miracle, le bien-être supposé des grands ensembles modernes ou de certaines banlieues résidentielles, s’est en effet brisé sur la réalité vécue par les habitants (Caron J., 2010 ; Degoutin S., 2006). Pour autant, la plupart des magazines municipaux des principales agglomérations françaises, exposent, toujours à grand renfort de publicités plus ou moins maquillées en informations, cette rhétorique chamanique de l’innovation urbaine attachée au bien-être individuel des populations.
« Cette démarche autour des Bassins à flot constitue aujourd’hui l’exemple d’un nouvel urbanisme, plus orienté vers le sur-mesure et le respect du génie du lieu » (Bordeaux magazine, n°387)

Ainsi, la question se pose surtout sur le sens réel de cette nouvelle mise en récit du monde à travers l’habitation écologique. Et en cette occasion, n’est-ce pas juste réduire l’habiter à une nouvelle forme de résidentialité pour une classe moyenne supérieure urbaine ayant les moyens de se placer symboliquement, à travers cette innovation, dans les strates sociales de la société contemporaine ? Car, outre les moyens économiques que certains n’ont pas pour mettre en œuvre ce nouveau récit, il est intéressant de se demander si fondamentalement cet écologisme fait sens pour cette population. Et au-delà, qui possède la mainmise sur ce sens : est-ce les publicitaires eux-mêmes, qui par pure stratégie commerciale, amènent leur commanditaire sur ce segment écologiste ; est-ce les institutions qui, poussées par la hiérarchisation des décisions, se sentent vouées à faire des efforts en la matière pour répondre aux décisions, normes, lois nationales ou internationales ; est-ce l’imaginaire ambiant collectif de la nation française, européenne, mondiale qui, pris de peur pour l’avenir de ses enfants, prend conscience de l’impasse dans lequel notre façon d’habiter le monde se trouve ?
Il semble intéressant sur ces questionnements de comprendre le sens que les habitants donnent à leur ancrage territorial et en quoi habiter est aussi un moyen de justifier ce que l’on est dans le monde, ce que l’on fait avec les éléments qui le structurent et les idéaux qui le fondent. Mais le sens donné par les habitants est aussi une mise en lumière des conformations liées à l’éducation, des fameuses incorporations chères à Bourdieu (1994). L’habitant vit en effet aussi des artefacts de mondes qu’il se configure face à lui visuellement (paysage « réel » et « virtuel ») à travers les déplacements qu’il effectue dans le monde, mais aussi à partir des publicités qu’il ingurgite à longueur de journée. Il est alors persuadé que ce qu’il se projette intellectuellement et qui le construit mentalement, est de l’ordre du donné, du naturel, du non discutable, de « l’allant de soi » (Schütz A., [1942-1966] 2007) alors que ce n’est qu’un artifice, qu’une fiction que l’extérieur lui envoie parfois sous couvert d’un marketing publicitaire plus ou moins manipulé par des lobbies (Staulber J. et Rampton S., 2004). En effet, comme tout discours, le discours écologique est légitime pour celui qui le porte et il se nourrit de valeurs de qualifications et de justifications (il faut utiliser des ampoules basses consommation parce que… il faut faire du covoiturage parce que… il faut arrêter son moteur au feu rouge parce que… la nature en a besoin) (Lussault M., in Lévy et Lussault, 2003, 39-42). Au-delà de sa propre identité qu’il se construit à travers son habitation, on lui impose un peu partout, par des incitations économiques et des messages politiques, des façons d’être, de faire et de penser réifiés, chosifiés qui n’ont plus rien à voir avec la liberté d’habiter mais qui relèvent peu ou prou d’une propagande (Bernays E., [1928] 2007).
A partir du moment où les dirigeants politiques et économiques des sociétés contemporaines ont compris, notamment à la suite des travaux phénoménologiques, que l’être humain à haut capital économique et culturel pouvait constituer, au sens plein du terme, son monde, l’enjeu est devenu pour ces dirigeants de reformater ces imaginaires constitutifs. Cet enjeu prendrait donc acte que ce ne sont plus les contraintes naturelles, économiques, historiques, sociales qui déterminent les actions de l’être humain, ses possibles, mais qu’il peut à tout le moins les détourner pour partie et inscrire les aspects volitifs de ses intentionnalités, de ses projets. Ainsi, pour guider les intentionnalités humaines vers des intentions nouvelles qui se traduiraient in fine dans des actes quotidiens, il faut construire de nouveaux artefacts qui amèneront cet être humain à changer ses pratiques et à trouver son bonheur dans la justification de ces nouvelles actions.
L’objectif est donc de faire croire à l’être humain qu’il est libre de ses actes et de la pensée de ses actes, mais aussi que chaque acte qu’il pose lui permet de se placer, c’est-à-dire de s’auto-assigner une position spatiale et de s’auto-désigner une situation sociale au sein du monde. Cette place est en quelque sorte co-extensive à la corporalité (en tant qu’entité physique) de l’être humain, c’est-à-dire qu’elle dépasse son enveloppe physique pour s’imposer d’autres dimensions dans l’espace à travers ce que les phénoménologues appelle la corporéité, cette capacité de la chair à dépasser l’imaginaire euclidien de la distance étendue et de la distance temps, pour entrevoir le jeu plaçant des métriques. Aller au-delà pour être proche de celles et ceux avec qui on a envie d’être ; agir autrement pour s’identifier à d’autres codes, normes, rôles que ceux que l’être humain devrait tenir a priori.
Cela nous amène à éclairer dans un premier temps le dispositif conceptuel de l’habiter sur lequel se fonde aujourd’hui ce marketing et dans un second temps de voir les implications pratiques utilisées par la sphère médiatique.

Habiter : au départ était le projet de prendre chair

Pour les phénoménologues, dès sa naissance, l’être humain est « toujours déjà » en relation avec un monde, il est être-au-monde, les tirets exprimant cette relation qui ne s’achève qu’à sa mort. Par cette particularité, Heidegger insiste sur l’indéfectibilité du lien et de l’interrelation qui se réalise entre l’être humain et la terre où il s’incarne, où il prend corps en tant que chair et conscience dans un lieu et un temps donnés. En un sens chrétien, il prend pleinement, corps et âme, sa place dans le monde.
« L’homme est dans la situation d’être-jeté » (Heidegger, [1946] 1953-1983, 109). Mais ce n’est pas l’homme qui se jette, c’est « l’Être lui-même qui destine l’homme à l’ek-sistence de l’être-le-là comme à son essence » (Heidegger, [1946] 1953-1983, 97). L’homme est bien une singularité qui exprime par le fait d’être un dans un lieu et un temps donnés, une compréhension singulière d’un Être universel, Être qui se doit de s’ouvrir à sa singularité en se projetant dans un monde. Ce projet (pro-jet : jeter en avant de, à terre) est la signification du « ek » de ek-sistence. L’être humain a pour nécessité « de se jeter en avant de » l’Être et de « se tenir debout » (sistence – du lat sistere) dans un monde. Un monde spatial mais aussi social. Un monde de significations qui artefactualise toute réalité mais qui n’épuise jamais l’émergence du sens et sa totale substance.
De ce fait, l’être-au-monde ne peut être conçu pour l’habitant que comme une configuration constituante et constitutive de ce qu’il est, croit, pense. Il s’en remet à elle pour justifier à toute fin utile, que ce soit philosophiquement, psychologiquement, socialement, etc. de l’opérativité de sa compréhension du monde et de lui-même. Si pour les philosophes, l’être-au-monde est un concept, une sorte d’objectité ; pour le géographe travaillant avec des habitants pensant leur monde, c’est un horizon ontologique qu’ils convoquent pour donner sens à ce qu’ils sont, font, et pensent dans, sur et en ce monde.
Et si le sens de cette configuration projetée face à lui à travers l’environnement où il se trouve peut dire autant que lui-même, si l’espace de vie peut consubstantiellement parler pour celui qui y vit, alors habiter est bien « le bonheur incarné » (publicité sur une opération de logement réalisée par Nexity à Bordeaux)
L’intérêt est alors de comprendre comment l’habitant justifie la construction dialectique de mise à proximité versus mise à distance (dite construction territoriale) par l’utilisation de référents moraux ou idéologiques, c’est-à-dire par la constitution ontologique d’un système de valeurs qui détermine l’interprétation des phénomènes qui se déroulent en ce monde et la compréhension ontologique qui est faite de ce monde par et pour lui. Ces deux questions qui recourent aux deux tournants géographiques (épistémologiques et méthodologiques), amène à prolonger notre étude sur deux points abordés par la phénoménologie, celui du déloignement et celui de l’authenticité, l’un référant à la proxémie, à la coprésence ; l’autre à la construction identitaire.

Habiter : Un monde de mises à proximité et de mises à distance

Suivre la phénoménologie de l’espace (Chrétien, 1983 ; Franck, 1986), c’est renverser les prérogatives géographiques habituelles dans l’analyse des relations de l’être-au-monde. Il n’y a plus de contenant, de conditionnant, de catégorie qui détermine a priori les attributs de ce dernier. Au contraire, c’est dans son souci d’être-là et justement d’avoir tels attributs afférents à sa finalité d’être-au-monde que le monde de l’être est tel qu’il est, en son contenu (le sens), en ses potentialités (les projets).
L’analyse demande de déconstruire le monde de l’être-au-monde, en tant qu’entité formalisée et délimitée spatialement, entité préconfigurée dans laquelle l’être-là qui est au monde viendrait exister, se projeter. Cette analyse appelle à déconstruire les distances objectives comme instigatrices a priori des relations privilégiées de cet être-au-monde avec les éléments de ses entours (espaces de proximité au sens de l’étendue) et de ses contrées lointaines. Il faut plutôt concevoir que ce sont les mises en relation spatiale et sociale de l’être-au-monde qui déterminent son champ territorial (celui de ses appropriations spatiales et de ses sentiments d’appartenance aux différents collectifs) et les divers éléments ou être-au-monde des entours ou des contrées qui sont ainsi mis à sa proximité. De ce fait, toute relation au monde, spatiale et/ou sociale, exprime la construction territoriale de l’être-au-monde et imprime alors a posteriori la configuration du monde de ce dernier. Cette configuration génère comme elle est générée par la mise en mesure du monde par l’être-au-monde. Cette mesure ne réfère plus alors à une « échelle normale » (distance-étendue euclidienne) mais à sa « métrique particulière » (distance phénoménologique ou corporéique de l’espace).
Cette construction territoriale s’établit à partir de la territorialisation qu’engage l’être-au-monde, du fait même qu’il est toujours-déjà en avant de lui-même dans son monde. Cette territorialisation découle de sa préoccupation (envers des espaces ou des objets dans l’espace) et de sa prévoyance (envers des personnes). L’analyse de ces dernières permet de concevoir des dialectiques de mise à proximité vs mise à distance, qui ne sont pas constitutives, mais bien constituées par l’analyse a posteriori qu’un géographe peut faire. En effet, par la mise à proximité des choses et d’autrui, l’être-au-monde s’approprie des espaces, s’identifie à des personnes, et routinise ses actions mais il co-détermine aussi une mise à distance des autres choses (personnes, espaces, événements).
La publicité va coupler ces deux concepts heideggériens de préoccupations et de prévoyances inhérents aux soucis fondamentaux de l’être-au-monde quand il déloigne son monde.

Remplacer une réunion par une visioconférence c’est aussi protéger un iceberg. […] Le télétravail, les échanges de données dématérialisées, les communications à distance par visioconférence, sont des exemples de solutions qui permettent d’abolir les distances, tout en gardant les liens et les échanges nécessaires entre différents sites, où que l’on soit.
(Publicité France Telecom)

En pensant à mon travail et à celles et ceux avec qui je travaille, je me préoccupe également de la nature, c’est-à-dire que je préserve ce monde des possibles.
Pour Heidegger, on entre en relation « avec », donc on met à proximité, uniquement ce que l’on connaît, que ce connu soit valorisé positivement ou négativement. Ce connu est donc une totalité qui ne peut se fractionner. La préoccupation et la prévoyance sont donc toujours, en théorie, englobantes et non excluantes. En effet, mettre à distance, ce n’est pas rejeter hors du monde, c’est au contraire conserver la préoccupation de cette présence, mais la mettre en marge dans un espace que l’on ne veut pas voir comme central en terme de pratiques et de représentations. Car, on ne peut être préoccupé par l’absence, puisque penser à quelque chose ou à quelqu’un d’absent, c’est déjà le rendre à la présence à soi, que cette présence soit entendue comme un manque ou non.
Caractérisé de cette façon, le déloignement (Heidegger, [1927] 1964, 133) est la possibilité offerte à l’être-au-monde de construire son monde, en ce qu’il rapproche à lui son monde spatial, social et temporal, et occulte le reste. C’est le déloignement qui exprime explicitement pour l’être-au-monde sa relation à celui-ci. Ce ne sont pas les rapports d’évidence qui font que l’être-au-monde est proche d’une personne, d’un lieu, d’un événement. Le monde, et même le monde objectivement proche, est empli de personnes, de lieux, d’événements, parmi lesquels, pourtant, l’être-au-monde ne retient, par son rapprochement, que certaines personnes, certains lieux ou objets, certains souvenirs.
L’analyse du déloignement montre donc la relativité des rapports à l’espace, au temps et aux personnes qu’entretient l’être avec le monde. En ce sens, il est bien autonome et responsable de ces choix de mise à proximité. Cette relation au monde exprime avant tout un monde de significabilités, qu’entrouvrent à chaque instant (selon une territorialisation) les territorialités de l’être-au-monde. Celles-ci engagent donc toutes les prédications qu’effectue l’être à l’encontre de ses rapports au monde, ceux de la distance spatiale, de la profondeur des relations sociales, de la durée.
Un chemin « objectivement » plus long peut être plus court qu’un chemin « objectivement » très court, si ce dernier est « un véritable calvaire » et s’il paraît à celui qui le parcourt infiniment long. Or, c’est dans un tel « apparaître » qu’un monde est proprement et véritablement disponible. Les distances objectives qui séparent des choses subsistantes ne coïncident point avec l’éloignement et la proximité des étant intramondains disponibles […] Et si même nous usons d’une mesure plus nette, en disant qu’ « il y a une demi-heure d’ici à la maison », cette mesure encore doit être tenue pour une simple évaluation. Une « demi-heure » n’est pas égale ici à trente minutes, mais à une durée dénuée de « longueur », si l’on entend par longueur une extension quantitative. Cette durée se comprend en termes de « préoccupations » quotidiennes. Même là où il existe des mesures précises et « officielles », l’éloignement s’évalue de prime abord selon la prévoyance (Heidegger, [1927] 1964, 135).

Les distances entre les choses, entre l’être et les choses, ainsi que la durée, correspondent bien aux relations qu’entretient l’être dans sa préoccupation auprès de son monde, que ces relations soient considérées comme bonnes ou mauvaises, trop courtes ou trop longues.
Et s’il faut faire de l’énergie écologique, s’il faut densifier les points de fixation de la population pour éviter de démultiplier les réseaux et les coûts éco-énergétiques que cela semble entrainer, il n’en reste pas moins, que les grands groupes énergétiques doivent promouvoir l’équi-habilité des lieux. Celle-ci se structure par le sens que l’être donne à sa place dans le monde, le monde rêvée pour certains d’une nature originelle, celle d’une maison perdue dans l’immensité d’un paysage de montagne vierge de toute autre construction et au milieu duquel une femme erre avec son panier de linge vide dans un champ de vision structuré par un étendage évoquant les fils électriques du premier producteur d’électricité européen :

Faisons le choix d’un monde avec moins de CO2.
(Publicité EDF)

Les questions de mise en coprésence à travers les mobilités spatiales ou les mobilisations techniques permises par le téléphone portable, internet, etc. (Hoyaux A.-F., 2005) sont ici travaillées par les publicitaires.

Vos proches ne sont jamais loin. La distance entre deux villes compte moins que la distance entre deux êtres. Parce que chaque destination a le visage de quelqu’un qui vous est cher. Parce que la liberté n’a pas d’horaires, nos liens sont faits d’autoroute. Pour être avec ceux qu’on aime, partout où on le veut et à n’importe quelle heure. Que ferions-nous sans autoroute. L’autoroute. Un trait d’union entre nous.
(Publicité du Consortium des autoroutes françaises)

Mais puisque dans nos sociétés contemporaines, il faut faire croire que l’habitant est responsable du monde qu’il constitue face à lui, il est nécessaire de lui donner les armes conceptuelles et pragmatiques pour instituer ce monde : c’est-à-dire transmettre cette idée de responsabilité de la décision et de singularité du choix effectué à cette occasion, même si celui-ci n’intervient pas.

Dans le groupe Carrefour, vous être utile chaque jour, c’est être proche de là où vous êtes.
Il suffit de nous dire où. On s’occupe de tout. La proximité d’un constructeur régional, les garanties d’un réseau national.
(Avec un Ici en gros caractère à l’endroit présumé de la construction au milieu d’un village campagnard)
(Publicité Maisons d’En France)

Ce passage permet d’ouvrir sur la question des métriques et des jugements de valeurs qui s’y réfèrent. Ces derniers ne sont plus à concevoir comme la mise en place d’une vérité en tant que telle pour l’être-au-monde, c’est-à-dire en tant que ce jugement de valeur pourrait se comprendre en soi, sans le relier à ce pourquoi ce jugement de valeur est justement émis. Tout jugement de valeur est par principe à référer au couple mise à proximité vs mise à distance du monde exprimé par l’être-là lui-même dans la situation où il le formule.
Percevant avant terme l’acrimonie probable des scientifiques, Heidegger précise justement la teneur de cette indexation à la situation de l’énonciation.
Pour qui a été formé à la considération de la « nature » et des distances « objectivement » mesurées entre les choses, il y aura risque de tenir pour « subjectives »cette explicitation de l’éloignement et cette manière d’évaluer. Mais il s’agirait alors d’une « subjectivité » qui nous découvre, peut-être, ce qu’il y a de plus réel dans la « réalité » du monde et qui n’aurait rien à voir avec l’arbitraire « subjectif » et les « opinions » subjectivistes touchant un étant qui « en soi » serait autre. C’est la faculté de déloignement, exercée par l’être-là dans sa prévoyance quotidienne, qui nous découvre l’être-en-soi du « monde vrai », c’est-à-dire de l’étant auprès duquel l’être-là, en tant qu’il existe, est toujours-déjà présent (Heidegger, [1927] 1964, 135).

Ainsi, analyser le jugement de valeur en tant que tel n’a aucun intérêt pour le chercheur en sciences humaines et sociales. En revanche, il permet de caractériser le déloignement de l’être-au-monde, par son côté hédoniste notamment. Le propre et le mal-propre, les bonnes et mauvaises odeurs, les ambiances sûres et inquiétantes sont des jugements qui ne sont intéressants que dans la mesure où ils permettent à l’être-au-monde de configurer un territoire signifiant pour soi et les autres qui coexistent avec lui, mais aussi, au-delà, de comprendre ce pour quoi son territoire est signifié comme tel.

Développer le haut débit et pouvoir s’installer là où on ne s’installait plus. […] Enclavement des territoires et déficit de l’emploi sont souvent dans les campagnes le pendant de l’asphyxie des villes.
(Publicité France Telecom)

La relation territoriale est donc avant tout une relation sémantique. Celle-ci permet de configurer le monde de l’être-au-monde à partir notamment des relations indexicales explicitées à partir des indexicalités adverbiales « de lieu » ou « de temps », pronominales « de personne » et verbales « de temps » que cet être-au-monde entretient au travers de ses discours sur le monde. Relations adverbiales, pronominales et verbales qui corroborent l’idée d’un dépassement, d’une extension phénoménologique du corps en tant que je - ici - maintenant par sa projection auprès de choses et avec des êtres.
Dans son projet, l’être-au-monde se rend alors présents êtres et choses par son regard, sa préoccupation, sa pensée. Le lieu devient lien permanent, appréhension du monde dans sa quotidienne apparition, dans sa quotidienne rencontre. Le territoire est l’immanence du re-tenir, la réitération dans un « résolument ouvert » mais « limité » de ce re-tenir. Quant au monde de l’être-au-monde, il est toujours déjà le « à-découvrir » dans le découvert. C’est « l’au-delà », ce « il », ces « eux », cet « à-venir » du projet à faire que l’on ramène un jour à soi en tant qu’expression ultime du changement de ce que l’on est. Le monde de l’être demeure donc comme l’horizon irrésolu, le sens même de la quête, le sens même du projet, la transcendance de l’action de l’être-là en tant qu’être auprès du monde, du Monde. Il demande alors que l’homme l’habite.

Vous êtes en ville chez vous.
(Avec l’image d’un parc retravaillé pour représenter un lit de deux personnes, espace de l’intimité par excellence)
(Publicité Urbania)

Le monde de l’être peut donc être compris comme une entité transactionnelle et transitionnelle. Transactionnelle car c’est à l’intérieur de celui-ci que se passe le commerce quotidien avec les choses de l’existence de l’être-au-monde. Transitionnelle car d’un côté, il est toujours évolutif, en transition ; et de l’autre, il est permanent au sens où l’être-au-monde a tendance à le fétichiser comme un objet particulier duquel il ne peut se détacher. Par cette dérive sécuritaire, le monde de l’être devient alors un artefact et non plus un projet. Dès lors, il faut proposer à l’être humain un prêt-à-porter idéologique qui se traduit par des actions à réaliser, que la publicité et l’ensemble des messages médiatiques essaient de visibiliser, de bonifier, de valoriser pour l’être lui-même. Car ce n’est pas tout de promouvoir un produit ou une action, il faut aussi lui donner le sens qui va justifier et placer correctement celui qui potentiellement va la réaliser

Habiter : une quête d’authenticité ?

Poser une réflexion sur l’authenticité, c’est pour Heidegger la possibilité de séparer de manière très moderne une bonne façon d’être et une mauvaise façon d’être-au-monde, une bonne et une mauvaise façon d’habiter.
Pour Heidegger, l’authenticité relève de l’acceptation totale de la révélation à soi de ce que l’être-là découvre dans son monde ! En cela, que la découverte du monde soit l’expression d’une volonté de délimitations ou de distinctions qui configurerait le monde de l’être à l’intérieur du Monde ne relève pas en soi d’une inauthenticité pour l’être-là qui est au monde. En revanche, la volonté pour ce dernier de ne pas comprendre les nécessités ontologiques de cette distinction et de cette délimitation peut le devenir. Car l’être-au-monde constitue sa singularité en même temps qu’il constitue son monde. Cette singularité se construit en soi, et avec les autres, elle s’initie dans la dynamique identitaire entre le désir de personnalisation (être seul à être comme on est) et le désir d’identification (ressembler aux autres).
Pour Heidegger : « En se préoccupant de ce qu’on a entrepris avec, pour ou contre les autres, on s’inspire constamment du souci de se distinguer d’avec ces autres. Soit que l’on s’efforce seulement d’effacer toute différence avec eux ; soit que l’être-là, se sentant inférieur, cherche dans ses rapports avec eux à les égaler ; soit encore que l’être-là, se plaçant au-dessus des autres, cherche à maintenir ceux-ci au-dessous de lui. La coexistence - bien qu’elle se le dissimule - s’inquiète et se soucie de cette distance. Ce qu’on peut exprimer existentialement en disant que l’être-en-commun existe sous le signe du distancement. Plus ce mode d’être passe inaperçu de l’être-là quotidien, plus profondément et plus tenacement il agit sur lui (Heidegger, [1927] 1964, 158-159).
Par l’identification à un groupe social, Heidegger montre que l’être-au-monde qui est avec autrui tend à faire disparaître son ipséité d’être-là, car il se plonge dans l’être du « on » et prolonge ses interprétations du monde à partir de ce mode de pensée.
Le « on » est donc celui qui, dans l’existence quotidienne, décharge l’être-là. Ce n’est pas tout ; en déchargeant ainsi l’être-là de son être, le « on » complaît à la tendance qui pousse celui-ci à la frivolité et à la facilité. Cette complaisance permet au « on »de conserver, voire d’accroître, un empire obstiné. Chacun est l’autre et personne n’est soi-même. Le « on », qui répond à la question de savoir qui est l’être-là quotidien, n’est personne. A ce « personne », l’être-là, mêlé à la foule, s’est toujours-déjà abandonné. Ces caractères ontologiques de la soumission quotidienne à l’emprise des « autres » : le distancement, la moyenne, le nivellement, la publicité, la destitution de l’être et la complaisance définissent la nature « permanente” et immédiate de l’être-là. […] Sous les modes qu’on vient de nommer, l’ipséité de l’être-là et celle d’autrui ne se sont pas encore trouvées ou se sont perdues. On est sur le mode de la dépendance et de l’inauthenticité. (Heidegger, [1927] 1964, 160-161)
Selon Heidegger, ce serait l’être-là lui-même qui appellerait à cette inauthenticité, qui se complairait dans le « on ». Mais cet appel par la préoccupation et la sollicitude reconduirait quand même la volonté d’être de l’être-là dans la mesure où c’est toujours en dernier ressort ce dernier qui est la finalité de son propre projet d’être. Pour s’en sortir, Heidegger crée une double ipséité, l’une authentique, l’autre inauthentique.
Cette différence entre l’ipséité authentique et l’ipséité inauthentique ne peut pas être prise en compte dans l’interprétation de la construction territoriale de l’être-au-monde ni même dans la compréhension de l’être-là lui-même. Car le « on » est inhérent à l’emprise du monde en commun, qu’on l’accepte ou qu’on le refuse (par le désir d’être-seul par exemple) puisque ce refus de l’autre ne peut être conçu que comme une volonté de l’être-là de se révéler, de s’ouvrir (à lui-même) par cette mise en retrait, puisque celle-ci co-détermine l’existence de ce envers quoi l’être se met en retrait. Donc, il faut comprendre que cette emprise du « on » est plus ou moins forte selon la préoccupation de l’être-au-monde lui-même.
En usant des transports en commun ou des services d’information (des journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun dissout complètement l’être-là qui est mien dans le mode d’être d’« autrui », en telle sorte que les autres n’en disparaissent que davantage en ce qu’ils ont de distinct et d’expressément particulier. Cette situation d’indifférence et d’indistinction permet au « on” de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s’amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l’art, comme on voit et comme on juge ; et même nous nous écartons des “grandes foules” comme on s’en écarte ; nous trouvons « scandaleux » ce que l’on trouve scandaleux. Le « on » qui n’est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu’il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d’être (Heidegger, [1927] 1964, 159).
La publicité et la sphère médiatique dans son ensemble (y compris l’éducation et la culture) sont représentatifs de cet esprit du « on » inauthentique. La publicité doit donc trouver les moyens pour singulariser et donc authentifier l’action et la pensée des individus.
De toute façon, la réappropriation du sens ne peut se déléguer à aucune autre personne que soi-même. Cette responsabilité inhérente à tout être-là qui est au monde peut parfois être encombrante quand ce dernier croit ne pas pouvoir se fonder sur des bases idéologiques objectivés pour expliciter le choix de ses actions — d’autant plus en ces périodes où le surcroît d’informations (parfois divergentes) tend à complexifier l’arbitrage de tout un chacun. Cette aporie heideggérienne relève de son « désir » de mettre en garde les êtres humains sur leur déresponsabilisation dans l’agir quotidien. Pour lui, l’être-là se cache derrière le « on » en tant que ce « on » n’est pas réfléchi à la base par l’être-là comme un « je » qui choisit ce « on » pour éclairer « son » là dans le monde.
Le « on » a ses propres manières d’être. La tendance caractéristique de l’être-avec-autrui que nous avons nommée le distancement se fonde sur le fait que l’être-en-commun cherche à imposer tout ce qui est conforme à la moyenne. […] Le « on » se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober si l’être-là est acculé à quelque décision. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à prendre, il retire à l’être-là toute responsabilité concrète. Le « on » ne court aucun risque à permettre qu’en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n’importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé (Heidegger, [1927] 1964, 159-160).
Ce passage prédispose l’idée que la responsabilité humaine procède uniquement de la responsabilité de tout un chacun. Pour Ricœur, « le règne de l’inauthenticité ne cesse, en fait, de rouvrir la question du critère d’authenticité. C’est à la conscience morale que l’attestation d’authenticité est alors demandée » (1985, 121). Celle-ci prend en compte la conception que l’être-là peut se concevoir, à travers sa préoccupation, en tant qu’être-avec-autrui dans un « on », mais en tant qu’il prend conscience du fait que cette participation à ce « on », et les pratiques ou actions qui s’y rapportent, relèvent de son entière responsabilité, et non de celle du « on » dans lequel il n’est qu’un élément caché ou noyé dans la masse.
Mais pour éviter autant que faire se peut que cette prise de responsabilité ne nuise à la sécurité ontologique (Giddens, [1984] 1987) de l’être-au-monde, il faut lui donner confiance en ses moyens et en son intelligence d’habiter de façon innovante et singulière.

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Ainsi l’ordre sémantique transparaît dans la morale inscrite depuis l’époque moderne, celle du bien et du mal, du bon et du mauvais, du beau et du laid. Il faut donc que ces valeurs antithétiques fassent en elle-même, par elle-même sens de ce que l’être est. Ce que nous pourrions appeler la tautologie axiologique est en cela utilisé avec force. En effet, comment ne pas vouloir habiter « une maison où l’air est sain » (Publicité Leroy Merlin)?

Conclusion : l’être-au-monde face à ses choix... contraints

Puisque c’est l’homme qui constitue son monde, c’est aussi lui qui fait les choix du Monde. Le déterminisme se trouve ici finalement inversé par rapport aux représentations du 19ème siècle. Ce n’est plus le contexte physique, naturel, social, économique qui détermine les façons d’être, de faire et de penser des êtres humains mais ce sont les choix individuels qui co-déterminent les contextes dans lesquels nous nous trouvons tous. Il faut donc valoriser cette autonomisation prétendue de la décision. Et en matière de consommation, ce choix éthique, durable, responsable, authentique n’en est que plus valorisé.

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L’autonomie de la décision est présentée comme une règle. Le site de France Nature Environnement propose une rubrique intitulée « j’agis ». En matière de développement durable, c’est par la somme des initiatives individuelles que l’on viendra à bout des problèmes d’environnement. C’est sur ce fondement, érigé en dogme par la publicité, que se construit l’éducation à l’environnement pour un développement durable. Dans cet objectif de conscientisation et de sensibilisation individuelle aux pratiques vertueuses, l’individu est la cible marketing. « C’est la somme des petits gestes pour l’environnement qui peut venir à bout des problèmes ».
C’est l’un des objectifs affichés par le logo « La biodiversité, c’est ma nature »2, proposé, à l’occasion de l’année internationale de la biodiversité, par un collectif d’ONG (WWF, LPO, UICN, Nicolas Hulot, FNE, Ligue Roc) censé défendre l’environnement. Le jeu rhétorique est ici très clair : une passerelle s’effectue entre ma nature au sens d’une nature naturelle et ma nature au sens de ce que je suis fondamentalement à l’intérieur de mon Être, donc entre l’environnement qui m’entoure (mis en lumière ici par l’ensemble des éléments symboliques censés évoquer cet environnement « biodivers », végétaux et animaux divers) et ce qui initie ce que je suis, ce que je fais, ce que je pense dans celui-ci. Cela évoque tout à la fois le choix inhérent de l’habitant qui est au centre de cette nature, seul au monde, tel Adam au jardin d’Eden (cf. Figure 1), mais aussi l’idée d’une détermination de cet habitant par ce qui l’entoure, comme s’il allait déteindre, reprendre des couleurs à l’aune de l’aspect multicolore de l’environnement. La cible, c’est l’individu habitant du monde. Le message éducatif a changé d’origine.
Il est en effet assez remarquable de constater la moindre place prise par l’éducation nationale qui, elle, incarne l’instruction de masse, le projet collectif de société. Il ne s’agit pas d’incorporer dans les objectifs de l’école des programmes d’éducation à l’environnement, le développement durable est bien entré dans les programmes de SES (Sciences Économiques et Sociales), mais à la marge. Cette incapacité à s’adapter ou cette défaillance est compensée par la fondation Nicolas Hulot, par exemple, qui propose « une autre école »3, dont « la mission est dédiée à la protection du vivant », comme si la mission de l’école pour tous n’était pas la protection du vivant. La mission éducative cède la place aux « prestations offertes » par la fondation qui propose un partenariat original « privé public ».
Le relais des pouvoirs publics est flagrant à travers des campagnes de sensibilisation qui s’adressent désormais aux individus et non plus au collectif faisant société. L’État, comme les entreprises et même le monde associatif (ex. : France Nature Environnement), interpelle l’homme à l’occasion des plages de publicité radiophoniques en lui racontant une histoire : celle de ce vieil aspirateur qui a beaucoup servi et ne souhaite pas être abandonné dans une décharge mais bien remis au magasin fournisseur du nouvel aspirateur qui se chargera de le recycler. Le développement durable ne devant pas être un message de décroissance. Et le spot se termine inlassablement par la formule suivante : « ceci est un message du Ministère de l’écologie et du développement durable … ». Ce n’est pas par l’action et la mobilisation du collectif (à travers l’impôt l’aménagement ou la règle) que l’État s’empare du problème des déchets, mais par la communication.
Il y a donc une convergence assez forte sur la méthode entre les pouvoirs publics, le monde associatif et l’entreprise. Il s’agit d’exalter l’individu dans une conception néolibérale de la société qui valorise l’initiative habitante, l’entreprise individuelle, la réussite personnelle. La phénoménologie, par la compréhension simpliste et caricaturale qui en est faite, permet alors de donner des bases philosophiques à cet individualisme. Celui d’un habitant qui vit de projets, qui pense construire ses choix, ses initiatives, ses actions. Mais au-delà de ces projets, n’y a-t-il pas avant tout des marchandises à vendre à cet être éco-responsable, marchandises noyées dans la rhétorique techniciste de l’innovation éco-environnementale utilisant les éléments de la nature? Rhétorique dont les tenants et aboutissants économiques étouffent le questionnement même sur la technique alors que ce questionnement est la base du dévoilement de l’habitation et donc de la compréhension de l’être humain contemporain (Heidegger, [1954] 1958).

Notes
1L’ensemble du corpus documentaire est consultable à l’adresse suivante : http://critiquesdepub.blogspot.com/
2http://www.labiodiversitecestmanature.org
3http://www.ecole-nicolas-hulot.org/ecole/projet/projet.php

Notes biographiques

Véronique André-Lamat, agrégée de géographie est enseignant chercheur à l’UMR ADES CNRS/université de Bordeaux. Ses travaux de recherches portent sur la construction des représentations de la nature et l’analyse de modes de gestion de l’environnement, et notamment sur les modalités d’élaboration de l’action publique environnementale.
Laurent Couderchet est enseignant chercheur en géographie à l’UMR ADES CNRS/université de Bordeaux. Ses travaux portent sur les paysages et la reconnaissance géomatique des états de la nature : diagnostics experts, diagnostics profanes partagés. Discours et politiques publiques de préservation de la biodiversité participent de ses centres d’intérêt.
André-Frédéric Hoyaux est enseignant-chercheur à l’UMR ADES CNRS/université de Bordeaux. A l’aide d’analyses qualitatives effectuées sur divers types de discours (verbaux, iconiques, filmiques), il travaille sur les constructions idéologiques, identitaires, territoriales qu’opèrent les acteurs à partir et à travers différentes figures et catégories spatiales.
Le Groupe ECOPOL, formé depuis 2008 de ces trois enseignants-chercheurs, inscrit son travail dans les relations d’information, de déformation et de conformation qui se construisent à travers le message publicitaire entre les sphères économique, politique et éducative.

Références
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