Habiter le bien-être :
La publicité comme opérateur symbolique territorial
4èmes Rencontres Scientifiques Internationales de la Cité des Territoires
25-26-27 mars 2015, Grenoble
Habitable,
vivable, désirable. Débats sur la condition territoriale.
Résumé : La publicité est un outil précieux pour analyser
l’imaginaire collectif de l’habitabilité d’un espace. Ce support médiatique est
en effet capable de transcrire de manière caricaturale les constructions symboliques
qui sont à l’œuvre dans la société. Cette proposition ambitionne ainsi d’en dégager
les logiques discursives et de montrer en quoi elles produisent un discours
commun, progressivement institutionnalisé, sur ce qu’il serait bon de faire
pour l’aménagement du monde futur. Cette proposition défend l’idée que la
publicité possède une capacité d’action sur la spatialité des habitants en leur
conférant de nouvelles attentes, de nouveaux désirs à travers la
rationalisation de nouveaux critères de bien-être.
Mots-clés : Bien-être, Qualité de vie, Habitabilité, Publicité,
Opérateur territorial
Introduction
Cette proposition a pour but de réfléchir à la construction
des critères normatifs mis en place au sein de la sphère médiatique, et plus
particulièrement par la publicité, du point de vue des territoires habitants
qu’ils seraient bon d’habiter, de vivre et de désirer. Derrière l’habitabilité,
ce qui serait ou non habitable, ce texte insiste sur la résurgence confuse
d’une vieille dialectique autour de l’espace à vivre entre sa qualité et le
bien-être qu’il est supposé apporter à l’habitant. Le terme de qualité de vie
relève d’une objectivation des conditions par un collectif ; celui de
bien-être, découle, quant à lui, de sa représentation ou de sa subjectivation
par l’habitant. L’un s’institue sur des critères scientifiques censés être
stables et partageables de la qualité intrinsèque des conditions de vie
nécessaires pour l’existence humaine ; l’autre se construit à travers des
représentations, une sensation instable car fondamentalement situative et
générative pour chacun d’entre-nous autour des valeurs que nous avons incorporées.
Mais dans la mesure où vendre des critères objectifs ne fait pas rêver, la
publicité se doit de travailler le symbolique (qui par essence est polysémique)
tout en le réifiant. Ainsi, il faut rendre stable le bien-être, ce sentiment
d’être bien, pour inventer de nouveaux critères objectifs, inutiles en soi pour
la qualité de notre vie, mais utiles à sa mise en récit.Les publicitaires sont alors amenés à un double
travail : le premier, rendre confus la différence entre qualité de vie et
bien-être ; le second, inventer l’inutile en instituant des critères et des
mesures de la qualité de vie (logement HQE) en insistant sur le fait que ces
critères et ces mesures constituent des éléments nouveaux mais essentiels du
bien-être. Aujourd’hui, cette critérisation passe notamment par une réflexion
sur l’espace (au sens large) en tant que ressource territoriale. Celle-ci
tourne autour des notions d’étendue, d’espace ouvert, d’espace vert, d’espace
patrimonialisé, d’espace réticulaire, connecté. « Elle fait implicitement
référence aux notions d’appartenances, de proximité, de convivialité, de
sécurité, d’accessibilité, d’appropriation et d’identification
territoriale » (Barbarino-Saulnier N., 2006, 310). Critères qui n’ont
en soi aucune nécessité pour la qualité de vie des populations mais qui sont
idéologiquement présentés aujourd’hui comme des éléments incontournables de
notre bien-être égotiste et souvent égoïste. Car qui remettrait aujourd’hui en
cause le fait de la nécessité d’avoir à proximité un environnement naturel car
sain (?), ou d’être connecté aux autres car permettant une vraie mixité, un
vrai partage ?
En
matière de désir et de construction du désir, c’est-à-dire de construction d’un
besoin qui n’est pas forcément « physiologiquement » vital, la
publicité est toujours à l’avant-garde à travers ses messages. Comme le
rappelle Françoise Minot, ces derniers visent « à agir sur les attitudes
et le comportement de ceux auxquels il s’adresse en les incitant à rechercher
eux-mêmes (et/ou à faire rechercher par d’autres) l’appropriation de certains
biens et services ou à les faire adhérer à certaines valeurs et idées »
(2001, 15). Car si elle n’invente rien, elle promeut toujours à son avantage et
à l’avantage des produits qu’elle vante et qu’elle vend le sens de
l’innovation, c’est-à-dire qu’elle institutionnalise des créations, du poétique
et du symbolique. En institutionnalisant, par ses mises en visibilité multiples
(support papier dans les magazines, vidéo sur internet, spot télé), de
nouvelles réalités imaginaires, la publicité les codifie, les réifie tout en
les rendant symboliquement performatives auprès de celles et ceux dont ces
réalités nouvelles peuvent paraître encore évanescentes ou apparaître comme
n’étant réservées qu’à une portion congrue de la population qu’elle vise ou
feint de viser.
La conformation des esprits
L’un
des champs prioritaires de la publicité, quel que soit le produit valorisé,
relève du désir de vivre dans un environnement avec une meilleure qualité de
vie. Mais la publicité ne fait que surfer sur un imaginaire collectif en proie
à sa propre conformation volontaire à travers un nouveau langage dont la
population a pour partie subi et pour partie anticipé la venue.
Elle
l’a subi car derrière ce langage, cette novlangue
pour reprendre les termes d’Eric Hazan, elle n’a pas vu poindre la cohérence
sémantique développée derrière ses bons sentiments. Et « s’il y a
cohérence, c’est qu’il y a communauté de formation et d’intérêts chez ceux qui ajustent
les facettes de cette langue et en assurent la dissémination » (2006,
120). Cette communauté de formation et d’intérêts est notamment portée par les
aménageurs, mais aussi par les écologistes. De ce fait, cette cohérence peut
être interprétée comme relevant d’une nouvelle sémiotique du totalitarisme, celui d’un néolibéralisme écologique
ayant incorporé toutes les facettes de la demande sociale. L’enjeu
environnemental étant aujourd’hui recyclé en argument commercial. « Cette
tendance traduisant la capacité du système à se dépasser par ses propres
limites et à se protéger de ses contradictions successives en les intégrant à
son discours » (André-Lamat V., Couderchet L., et Hoyaux A.‑F., 2009,
163).
Elle
l’a anticipé car l’incorporation rapide de ces nouveaux messages montre qu’elle
était en attente de ce discours. Car,
« même au moment où elle paraît, une œuvre ne se présente jamais comme
“une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information ; par tout un
jeu d’annonces, de signaux – manifestes ou latents -, de références implicites,
de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain
mode de réception” » (Joly M., 2004, 52). En cela, si la publicité crée du
désir, et du désirable, à travers l’image, c’est parce que ce qu’elle
représente était pour partie désiré par celles et ceux qui en interprètent les
ressorts. La publicité répond finalement à une anticipation plus ou moins
inconsciente de ce qui était toujours déjà désiré par des habitants. Ainsi, de
manière générale, « la publicité n’a pas créé un rapport nouveau à
l’image. […] Elle a cherché […] à utiliser de façon systématique les divers
désirs qui y sont mis en jeu. C’est pourquoi la publicité peut nous apprendre à
la fois beaucoup sur nos désirs et sur les images » (Tisseron S., 2010,
279). On retrouve notamment la traduction de ces désirs, de ce champ
imaginaire, dans des publicités traitant de l’aménagement des espaces, que ces
derniers soient ceux des territoires urbains ou qu’ils relèvent des territoires
plus intimes des habitants.
On
peut ainsi appréhender cet imaginaire collectif dans les classements des villes
« où il fait bon vivre » au sein des magazines nationaux comme L’Express (http://www.lexpress.fr/region/quitter-paris-les-50-villes-ou-il-fait-bon-vivre_1610374.html).
On le retrouve aussi dans la mise en valeur par les magazines municipaux ou
intercommunaux des nouveaux quartiers dits écologiques ou avant-gardistes en
matière de valorisation d’une qualité environnementale et sociale. C’est le cas
par exemple du quartier Ginko à Bordeaux où le site du projet urbain 2030 de la
Communauté Urbaine de Bordeaux (CUB) nous indique : « Tout concourt
pour que Ginko devienne un site exceptionnel intégré au reste de la ville.
C’est en tout cas l’un des premiers objectifs poursuivis, outre l’idée de
réaliser un projet exemplaire en matière environnementale et
architecturale (démarche Haute Qualité Environnementale HQE, bilan carbone à
l’échelle de la Zone d’Aménagement Concertée ZAC, limitation des consommations
en énergie et en eau, …) ; développer une mixité fonctionnelle et sociale (33%
de logement locatif social - 20% d'accession aidée) ; mettre en œuvre un projet
aux qualités paysagères remarquables (mise en valeur des berges du lac,
aménagement d’un jardin promenade écologique,
…). » (http://www.bordeaux2030.fr/bordeaux-demain/ginko). Ces
derniers vantant à la fois les mérites du vivre sain mais aussi du vivre proche
avec la mise en place de nouvelles socialités connectées se construisant sur la
proximité physique et technique. Tout cela nourrissant en fin de compte des
choix résidentiels au niveau des quartiers, des villes ou des campagnes dites
connectés (http://aisne.com/-Decouvrez-l-Aisne-)
censés être les plus agréables. On le retrouve enfin dans le besoin non
dissimulé des Français à l’aménagement de leur maison, de leur jardin que
traduisent émissions de télévision (D&Co de Valérie Damidot), de radio et
les nombreux magazines sur le sujet, mais aussi et surtout les chiffres
d’affaires conséquents des magasins d’aménagement (le chiffre d’affaire total
du groupe IKEA est passé de 21,8 à 28,5 milliard d’Euros de 2009 à 2013), de
bricolages (le chiffre d’affaire total de Castorama est passé de 2,63 à 3,00
milliard d’Euros de 2010 à 2014) et les jardineries.
En quête de nouveaux indicateurs d’habitabilité
En ce sens,
les publicitaires nourrissent et se nourrissent d’un imaginaire de
l’habitabilité contemporain devant se construire autour du développement
durable. Ainsi, ils jouent des mises en scène et en récit dialectiques voire
paradoxales qui valorisent tout à la fois la nature et sa prétendue
authenticité, mais aussi les nouvelles technologies et leur supposée modernité.
Ce type de publicité est l’apanage de sociétés censées améliorer la qualité de
notre cadre de vie : fabricants et aménageurs de maison (Leroy Merlin) ou
prestataires de services réseaux (EDF, GDF, France Telecom). Mais aussi de
territoires (communes, départements) désirant attirer de nouvelles populations
soit car elles sont en perte de vitesse démographique (Aisne, Jura) soit parce
qu’elle bénéficie justement d’une aura nouvelle autour de ces nouveaux critères
d’habitabilité (Angers : http://www.angers.fr/actualites/detail/article/10322-angers-premiere-ville-ou-il-fait-bon-vivre-pour-l-express/).
Ainsi, pour vendre, ils doivent avant tout montrer les compétences
environnementales de leur territoire qui seraient méconnues ou montrer leur
capacité à modifier les conditions mêmes de ces dits territoires, à travers
leurs innovations et in fine
l’amélioration supposée de leur habitabilité (à travers l’accessibilité, la
naturalité, la convivialité) et donc le bien-être des populations.
Tout cela
répondant à ce besoin entremêlé d’un désir d’avoir quelque chose de décent au
sein duquel l’habitant puisse se sentir bien. Mais la publicité en l’occurrence
se substitue ou construit les critères de cette décence et de ce sentiment
comme si l’un et l’autre se répondait. Cette critérisation proposée par la
publicité et plus globalement par la sphère médiatique renvoie à la
construction d’indicateurs de satisfaction et nous replonge immanquablement
dans les travers dénoncés par les études des années 80 sur la qualité de la vie
et le bien-être. « La question du crédit que l’on peut accorder à des
études (et je pense ici spécifiquement aux études ayant porté sur les
indicateurs subjectifs de la satisfaction) qui, pour avoir coûté très cher, ont
le plus souvent servi de prétexte à des politiques carrément réactionnaires.
N’ont-elles pas souvent servi, pour toute une série de raisons, à accroître
l’inégalité ou à accroître notoirement les profits de ceux pour qui la
connaissance des systèmes d’aspirations de la population ne s’utilise qu’en
termes marchands, purement productivistes, aux antipodes des préoccupations des
chercheurs ? La qualité de la vie serait-elle “the next big market” ? Et
incidemment, un marché pour les géographes ? » (Racine J.-B. & Bailly
A., 1988, 162). Car derrière cette nouvelle mise en scène d’une meilleure
habitabilité, traduite à travers les critères publicitaires et médiatiques, n’y
a-t-il pas simplement une nouvelle mise en mesure sociale qui se substitue aux
indicateurs territoriaux de la qualité de la vie et du bien-être des années
1980 et qui a pour but de conformer nos façons de vivre, de faire, de penser et
d’être ?
Le
triptyque, « Habitable, vivable, désirable » semble en effet renvoyer
au diptyque « Qualité de la vie, bien-être » mis en exergue par
Antoine Bailly et Jean-Bernard Racine (1988). Christine Tobelem-Zanin rappelle
que pour J.B. Racine « la qualité de la vie exprime les moyens mis en
œuvre par les hommes dans leur vie matérielle et sociale quotidienne et renvoie
le plus souvent à des indicateurs reflétant l’état des conditions matérielles
et du niveau de vie d’un groupe humain, le bien-être est un concept plus
complexe, renvoyant aux aspirations des individus et à une évaluation plus
personnelle de l’ensemble des relations que l’individu entretient avec lui-même
et avec l’extérieur » (1995, 91). Donc, à la différence de la qualité de
vie, le bien-être n’est pas objectivable à travers des critères, il se nourrit
de subjectivités, de relations individualisées à des conditions de vie pourtant
communes. Des habitants peuvent aimer vivre dans le désordre, d’autres dans de
l’ordre (au sens d’une lecture normative de l’un et de l’autre) et avoir un
sentiment de bien-être identique.
Quels critères pour quels aménagements ?
Mais la
publicité a justement vocation à construire une intersubjectivité à partager
potentiellement entre le plus grand nombre d’un collectif ou d’une société dans
son ensemble. « C’est le bien-être de chacun de nos clients qui nous
encourage à rendre le gaz naturel et l’électricité plus propre et plus
accessible » (GDF Suez, voir la vidéo sur
lareclame.fr/gdf+suez+satisfaction+client). Ce bien-être semble ainsi passer
aujourd’hui par la réalisation d’une accessibilité renforcée vers le plus de
lieux possibles tout en ayant l’impression d’être proche de la nature. Cela
peut évidemment se construire en ville et l’augmentation des jardins
individuels et/ou partagés dans l’espace urbain en est un signe. Cela peut
aussi se dérouler à la campagne grâce à la transformation des distances pour
communiquer entre les êtres mais aussi entre les êtres et les ressources utiles
à une existence dite « normale ». Ainsi, une lutte des critères est à
l’œuvre entre divers acteurs. Aménageurs et écologistes font la promotion de
référents objectifs à travers la nécessité de faire des villes compactes dotées
d’une nature incorporée (écoquartiers) quand d’autres, maire des communes
rurales tentent d’imposer de nouveaux référents prétendument plus subjectifs
autour d’un retour à la nature à travers la possibilité d’utiliser les nouveaux
moyens de communications et de télécommunications pour permettre la
cospatialité, c’est-à-dire la proximité dans l’éloignement.
Un détournement des métriques
Pour
exemple, les collectivités territoriales usent et abusent de l’image
publicitaire pour transformer le regard des populations sur leur territoire. Le
plus souvent perçu comme enclavé, ces collectivités tentent de tirer avantage
de ce sursaut écologique pour avancer leur pion symbolique autour de
l’accessibilité et de la nature.
Ainsi sur
cette publicité « l’Aisne it’s open » (www.aisne.com), le département
de l’Aisne présentait les avantages écologiques de ses supposées ressources
naturelles (on y trouve presque des montagnes) tout en précisant sa proximité
avec la capitale (la station de métro) et l’ensemble des conditions économiques
qui s’y déroulent. On y découvre donc une société ubiquiste qui se joue des
métriques. Les mesures de la distance ne sont plus euclidiennes; ni même liés
au temps ou au coût des déplacements mais à un gradient de bien-être. Ce qui
doit être proche est ce qui me fait du bien. Donc, l’habitant doit avoir tout à
portée de main. Et les structures publiques territoriales doivent s’appliquer à
en relever le défi.
Le slogan
de la publicité « L’aisne it’s open » rend compte de cette volonté
humaine de penser notre monde de manière ubiquiste (Hoyaux A.-F., 2005). Cela
permet tout à la fois de s’affranchir des distances pour rejoindre différents
lieux en même temps tout en rendant abstraite la chronologie même des
préparatifs et des mobilités elles-mêmes pour se rendre sur ces différents
lieux (uchronicité). Si « Vous rêvez d’espace, d’arbres et de nature…sans
toutefois vouloir renoncer au shopping », c’est parce qu’il vous est
nécessaire pour votre qualité de vie qui ne se trouve plus forcément dans les
villes polluées, où règnent compacité du bâti et densité de population.
Pour cela,
ces communes seraient donc tentées de passer par l’amélioration des réseaux qui
les relieraient aux nœuds du système économique, mais surtout leur
permettraient de proposer les mêmes conditions d’habitabilité qu’en milieu
urbain, mais sans les inconvénients. Ainsi, « Vous voulez vous retrouver
ailleurs…mais détestez passer le dimanche soir dans les embouteillages ».
Car être ailleurs, c’est pouvoir justement se retrouver soi-même pour être
bien, loin des ennuis du quotidien, pour pouvoir se retrouver seule comme cette
joggeuse sortant tout droit d’une station de métro renommée au double sens qu’elle possède un nouveau nom …mais qui
est déjà connue dans son exceptionnalité : l’Aisne. La distance étendue et
la distance-temps sont ici abolies. La joggeuse fait lieu dans la mise en
cospatialité de ces deux espaces (station et prairie), et dans leur mise en
visibilité métonymique conjointe de lieu attribut et de lieu générique
(Debarbieux B., 1995) : la station pour Paris, la prairie pour l’Aisne.
On retrouve
ce même imaginaire au sein d’une publicité quasi identique censée vanter les
montagnes du Jura. Là encore, une femme seule, jeune et apparemment moderne,
habillée en tenue de randonnée sort d’une bouche de métro parisienne et se
retrouve juchée sur des cailloux au milieu d’un environnement montagnard avec
pour tout outil une paire de jumelles qu’elle tient de la main gauche pour
observer l’horizon et un téléphone portable à la main droite pour rester
connectée au reste du Monde. Jeune femme qui est donc plongée potentiellement
auprès de deux autres espaces (celui qu’elle vise avec les jumelles et celui
des personnes jointes grâce au téléphone) que celui au sein duquel elle se
trouve
La
publicité joue donc de référents conformistes en termes de désirs : celui
de la campagne qui rend libre et indépendant (Hervieu B. et Viard J., 1996) ;
mais aussi celui de son accessibilité facilitée à travers les moyens de
communications terrestres et hertziens qui progressivement effaceraient les
distances. Plus récemment, le département de l’Aisne a ainsi poursuivi sa quête
à travers des slogans qui proposent en quelque sorte une maïeutique offrant
enfin à chacun d’entre-nous, futur habitant, de faire le bon choix, celui de
trouver une vraie place dans la société en tant qu’acteur : « Qu’est-ce qui est moderne ? :
rester bloqué 3 h par jour dans les embouteillages ou travailler paisiblement
depuis sa maison, à la campagne, tout en restant connecté par l’ADSL, le TER ou
les voies rapides et autoroutes. Le temps est venu d’une nouvelle modernité,
d’un équilibre entre vie professionnelle et cadre de vie » (http://aisne.com/-Decouvrez-l-Aisne-).
En ce sens, la publicité devient un opérateur spatial puissant censé faire
dépasser les propres limites de l’habitant. Ces nouvelles offres technologiques
apporteraient une meilleure qualité de vie et ipso facto un meilleur bien-être mais un meilleur bien-être qui est
par principe individuel. Ces imaginaires se mettent pourtant en porte-à-faux
par rapport à d’autres imaginaires aménagistes beaucoup plus
socio-fonctionnalistes et pseudo-écologistes à la lueur des théories d’un Le
Corbusier à travers ces machines à habiter (Perelman M., 2015). De fait, ces
désirs ne sont pas considérés comme vitaux et en plus, ils déstructureraient
potentiellement le bien-être collectif habitant tel que l’entendent de nombreux
géographes et urbanistes aujourd’hui qui voient en la compacité l’avenir
écologique de nos villes.
La technologie au service du bien-être
L’accessibilité
ne relève plus aujourd’hui que des seules mobilités spatiales, d’autres
mobilités sans se déplacer existent et permettent à de nouvelles logiques de
s’exprimer ou en tout cas d’être évoquées par la publicité. C’est le cas de la
mise en place des réseaux de télécommunications, plus encore que de
communications. Cette mise en place permettrait à l’habitant d’être en capacité
de se déplacer parfois sans bouger ou en bougeant avec les plus grandes
stratégies de mobilité à travers de nouvelles compétences acquises, ce que
Vincent Kauffman appelle la motilité (2011).
France
Télécom, opérateur public majeur joue ainsi sur sa fibre républicaine de
l’égalité des chances pour tous : « C’est mieux quand l’innovation
technologique n’oublie personne en route ». Alors même que l’image qui est
proposée ne montre pas ou ne permet même pas d’imaginer qu’il y ait à proximité
une route ou un quelconque point d’accessibilité ! C’est par un effet miroir,
de symétrie que cette publicité renforce cette double dimension des référents
cités précédemment comme les critères essentiels de bien-être : nature et
réseaux. Ainsi, l’habitant va « pouvoir s’installer là où on ne
s’installait plus », non plus dans cette grande banlieue à une heure de
Paris, mais dans le monde rural profond celui où tout est à refaire, à
imaginer, à construire ! Où seuls les nouveaux entrepreneurs vont redonner du
sens à leur vie mais surtout à la vie, celle du collectif humain, des villages
isolés où régnait le bien-être de la vie en commun. Mais s’il y a sens, c’est
toujours parce qu’il se structure sur cette potentialité d’accessibilité, de mise
en lien avec le reste du monde. On ne va pas dans ces terres reculées pour
vivre en ermite, on y va pour montrer sa capacité tout à la fois à se retirer
du monde, celui « de l’asphyxie des villes » tout en y étant
fortement ancré, arrimé par les connexions haut débit qui y sont implantées. On
y retrouve surtout ce grand imaginaire de l’aménagement, la mise à proximité.
Conclusion : Déconstruire l’idéologie d’un mode d’habiter univoque
Finalement,
il est intéressant de réfléchir aux rôles des acteurs institutionnels traitant
de l’espace (politiques, aménageurs, architectes) sur l’évolution de la qualité
de vie et du bien-être des habitants. Car si ces acteurs institutionnels
pensent objectivement pouvoir modifier la qualité de vie, il leur faut
également travailler leur communication pour modifier ce qui relève de
l’impression du bien-être. Pour ces acteurs, il faut donc construire
(déconstruire et reconstruire) un récit de l’espace, sur l’espace, avec
l’espace, pour que les habitants incorporent un nouveau message sur le monde
qu’ils habitent et trouvent leur place en ce monde. Ce message appelle des
stratégies de communication multiple qui tendent à modifier le paysage,
c’est-à-dire autant que faire se peut les mises en scènes matérielles et
sensibles de l’espace que l’habitant « doit » percevoir (la lumière,
les bâtiments, les sons, le beau, etc.). Ces mises en scènes sont autant de
mise en sens de l’espace qui doivent, pour ces acteurs, faire ressurgir les
constructions imaginaires plus ou moins engrammées, incorporées dans nos
esprits, que ce soit dans notre ontogénèse symbolique (par exemple l’eau comme
fondement de notre corps, de par sa constitution même mais aussi des besoins
qui lui sont inhérents) ou plus prosaïquement dans nos représentations normatives
contemporaines (la sécurité à travers la vidéo-surveillance, les gated
communities, les quartiers fermés ; l’hygiène ; le prétendu rejet du
bruit).
On retrouve
alors le pouvoir du jeu de symbolisation de l’acte aménagiste d’un des maîtres
du genre, Le Corbusier. C’est en effet un des pères de la mise en scène de
l’espace et des moyens normatifs de l’appréhender à partir d’un ensemble de
référents prêt-à-porter induit par son architecture et la rhétorique
iconographique, iconologique et discursive qui l’accompagne. L’ensemble des slogans
publicitaires travaillés nous replonge ainsi, sous d’autres formes mais avec le
même imaginaire, au sein des travaux d’un des pères de La Charte d’Athènes suite
au congrès du CIAM de 1933. On y vante les mérites de l’espace (à travers
l’éloignement des immeubles entre eux), de la nature (par la mise en place
d’espaces verts, de fontaine, et l’éloignement des voies de circulation) et des
proximités sociale (par l’établissement au sein des unités d’habitation de rues
intérieures, d’un hall d’immeuble faisant office de forum, de commerces,
d’ascenseurs uniques, de pièces communes spécifiques, d’écoles, de salles de
sport, etc.) et spatiale (par la mise à portée de la main des éléments du
quotidien) (Le Corbusier, [1941]1957). Travaux mis en lumière par la
construction entre autres des fameuses unités d’habitation dont l’organisation
devait relever d’un outil de mesure des distances au sein des espaces habitées
que Le Corbusier avait appelé le modulor ([1948]1977). A travers l’utilisation
du modulor, il noue abstraction mythologique et concrétude pseudo-humaniste de
la relation de l’homme à son espace..« Le modulor est un outil de mesure
issu de la stature humaine et de la mathématique. Un homme-le-bras-levé fournit
aux points déterminants de l’occupation de l’espace – le pied, le plexus
solaire, la tête, l’extrémité des doigts le bras étant levé, - trois
intervalles qui engendrent une série de section d’or dite de Fibonacci »
(Le Corbusier, [1948]1977, 56-57). Ainsi, de même que l’évoque l’ensemble des
rhétoriques publicitaires sur la qualité de vie des espaces, le Modulor
proposait « la mesure harmonique à l’échelle humaine applicable
universellement à l’architecture » (Le Corbusier, 1948, 58). Le Corbusier
dessine tout à la fois les règles d’une qualité de vie universelle (le tout à
proximité fonctionnaliste des objets, des autres et des activités) à travers la
mise en mesure du monde par le corps humain (un homme standard de 1m83 devenant
le nouveau mètre-étalon) et le bien-être induit par la réception d’un sens a
priori parfait à travers l’utilisation d’une arithmétique mystique autour de
l’utilisation du nombre d’or censée représenter la proportion par excellence (1+√5/2
ou ± 1,618). Pourtant, si le bien-être, et la partie sémantique qui doit s’y
développer pour pouvoir réellement habiter, se trouve lié à un désir, on peut
se demander si l’habitant peut désirer ces normes cachées derrière un hermétisme
philosophico-mathématique ou si l’on peut concevoir cette application comme induite
de fait par l’algorithmisation architecturale elle-même.
Aujourd’hui
encore, cette idée du projet architectural et urbain équivaut trop souvent et par
principe à celle du progrès social et donc du bien-être. Ce soi-disant progrès
passe encore trop souvent par une conceptualisation normative de l’aménagement
à travers l’utopie mais aussi l’uchronie du développement durable. L’imaginaire
de l’unité, inhérent à la conception uniciste de la planète-Terre, mais aussi
plus sûrement à la mondialisation qui en est le précurseur idéologique initial,
se développe sous le joug de la compacité, de la proximité et de
l’accessibilité. A l’inverse de la croyance habituelle, la nature en ville ne
passe pas par l’accroissement de ses espaces verts mais par leurs simples
sauvegardes résiduelles. Car pour sauver la nature il faut densifier le bâti
existant. D’autant plus quand les moyens financiers pour acheter du foncier ne
permettent plus de voir grand ailleurs. Alors, il faut construire sur, il faut
faire avec. Et c’est déjà en cela du développement durable pour ces nouveaux
promoteurs du récit collectif. Densifions les espaces à bâtir, densifions les
réseaux et enfermons donc la population dans des sphères spécifiques car cela
permettra, ou plutôt obligera la population à se croiser, à se rencontrer, donc
à se parler, à s’entraider … mais aussi peut-être à s’éviter, à s’affronter.
Le récit de
l’urbanité promouvant densité, mixité et diversité est ici à l’œuvre comme le
signe d’un nouvel élan social. Celui de la sociabilité généralisée. Comme si
l’agencement urbain pouvait délimiter, encadrer, normer l’agencement des
comportements et des relations inter-individuelles. C’est le cas des
écoquartiers proposés comme les nouveaux grands ensembles du XXIème siècle. Le
nouveau récit collectif est donc avant tout un récit d’une oligarchie
aménagiste proposée par les sciences de l’espace. L’architecture et l’urbanisme
pensent que par la mise en place d’une vision dialectiquement opposée à la
précédente (patrimonialistes vs modernistes par ex.), ils vont faire mieux et
plus pour le progrès des sociétés humaines. Cela est évidemment impossible tout
simplement parce que ce progrès n’est qu’un grand récit que se sont donnés les
édiles de ces sociétés occidentales. Un aménagement de classe ne peut entrainer
que le déclassement rapide de cet aménagement.
Il existe donc
une erreur conjointe aux promoteurs aménagistes de l’espace et aux
publicitaires qui sont censés lui donner une visibilité, c’est celui de croire
que l’offre correspond à une demande, que l’idée transmise par les tenants de
l’aménagement et de la publicité correspond à la réception par celles et ceux
pour qui on aménage et on vante les aménagements. C’est l’idéologie du calage
sur la cible (Minot F., 2001, 14). Cet imaginaire du calage demeure finalement
assez constant à travers l’histoire chez les différents bâtisseurs de monde que
sont les politiques, et leurs affidés en matière de solutionnisme spatial (aménageurs,
architectes, géographes) : la croyance en la possibilité de pouvoir créer,
inventer, produire un mode d’habiter unique et surtout univoque à l’ensemble
des habitants du Monde ; de posséder en quelque sorte la solution adaptée en
termes d’habitabilité et de désirabilité à toutes et tous quel que soit le
contexte où on l’applique (Morozov E., 2014). Si l’unicité de la qualité de vie
peut ou a pu malheureusement trouver des fondements et des réalisations à
travers les politiques plus ou moins totalitaires, l’univocité du sens incluse
par principe dans le bien-être ne peut exister sans qu’il ne soit voué à
l’échec à plus ou moins court terme. Ainsi, quelle que soit l’utilisation
d’artifices sémantiques (ésotériques, mystiques, archétypiques, mythologiques)
venant à l’appui des discours aménagistes, ils seront déstructurés peu ou prou
par l’habitant.
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